Chiens, ho! mes chiens, nous vous sifflons...
Et la maison chargée d'honneurs et l'année jaune entre les feuilles
sont peu de choses au coeur de l'homme s'il y songe:
tous les chemins du monde nous mangent dans la main !
Saint-John Perse, Chanson du Présomptif in La Gloire des Rois
Contexte
Cet hiver, j'ai beaucoup repensé Monostatos et, dans un important travail d'introspection, je suis revenu à ce qui faisait ma vision fondamentale pour mon jeu. J'essayais de comprendre ce que je voulais en faire, pourquoi je me sentais tiraillé ou bloqué. De cette réflexion, j'ai compris que deux visions vivaient dans ce même projet (comme Frédéric m'a confié que cela lui était arrivé pour Démiurges et ses nombreux autres jeux).
Après avoir identifié la vision qui était attachée à Monostatos et l'avoir (certes encore imparfaitement) traduite dans les règles de la version 2.1, je reviens vers mon autre vision, celle que j'avais alors écartée. J'ai maintenant accepté que Monostatos ne parviendra pas à parler de beauté comme je le souhaitais, pas aussi parfaitement que ce que je veux faire avec ce nouveau projet; si tout va comme je le prévois et le souhaite, Monostatos ne sera "que" un très bon jeu de fantasy pour jouer des héros rebelles dans un univers à la couleur prononcé (et je serai déjà heureux de parvenir à ce résultat).
Avec En quête d'horizons, je veux parler de beauté, ce qui signifie pour moi parvenir à intégrer tout en dépassant Prosopopée, le premier jeu de rôle capable de créer des histoires belles.
Voilà pour le contexte.
[Pour ceux qui ont suivi mon précédent projet Communards !, j'ai fini par l'abandonner en me rendant compte que Montségur 1244 faisait quelque chose de très proche et je ne voulais pas faire dans le redondant. Je le testerai un jour pour pouvoir ensuite éventuellement en proposer une version sur la Semaine Sanglante de la Commune.]
Vision
Avec En quête d'horizon, je veux donc parler de beauté, je veux un jeu de rôle qui permette aux participants d'inventer une histoire belle, au sens le plus noble et le plus haut du terme. Ce projet s'appuie sur une conception de la beauté à laquelle je réfléchis depuis longtemps et réactivée récemment par une discussion avec Romaric. J'ai lu sur la notion de beauté en philosophie ou en poésie et, sans prétendre à l'exhaustivité, j'en ai été assez déçu. Je m'appuie donc sur des réflexions sans fondements intellectuels, purement dues à mon expérience ; ce jeu sera sans doute également l'occasion de les mettre à l'épreuve.
Une phrase m'est revenue à ce propos: "La beauté est dans l'œil de celui qui regarde". Tant que l'on comprend cela comme un rappel de la subjectivité de la beauté, selon lequel la beauté n'est pas universelle ou ne peut être définie selon des canons précis mais qu'elle est relative à chacun ou à un groupe social, c'est une réflexion inintéressante parce que stérile. En revanche, je crois qu'on peut comprendre cette phrase comme le fait que la beauté perçue dépend de l'expérience de la personne qui regarde. J'ai le profond sentiment que la beauté est avant tout résonance, qu'un objet est perçu comme beau parce qu'il rappelle et réveille d'autres expériences de la personne. La beauté est résonance de rêves, de souvenir, d'émotions complexes, d'autres sentiments de beauté...
Un objet peut être plus ou moins fertile en beauté (un tableau complexe ou un mur de béton uniforme), mais tout objet est susceptible d'être perçu comme beau si celui qui voit est suffisamment riche. Selon la nature de l'objet, cette résonance peut être qualitativement différente, peut réveiller des expériences différentes (la statue grecque ou la charogne) mais j'appelle toujours cela de la beauté. Ces expériences doivent aussi être puissantes et subtiles pour résonner, ce qui signifie qu'il ne suffit pas d'avoir vécu beaucoup d'expériences pour ressentir plus facilement la beauté, il faut aussi avoir la sensibilité suffisante pour que ces expériences nous ait suffisamment marqué pour qu'elles résonnent ensuite.
J'affirme également qu'on peut dire d'une odeur, d'un goût ou d'un toucher qu'ils sont "beaux", qu'ils peuvent participer à l'expérience esthétique (alors que classiquement la beauté est réservée à l'ouïe, à la vision ou la représentation intellectuelle) parce qu'ils peuvent également donner lieu à des résonances. Enfin, cette résonance me semble être de l'ordre du sentiment, de l'affect (avec tout ce que ça comporte de vague, d'imprécis, d'intéressant) et pas du cognitif: on ne se « souvient » pas de ces expériences, même si ce peut être une conséquence intéressante de l'expérience esthétique, on les ressent, on y revient avec le filtre du temps.
Voilà pourquoi la beauté est dans l'œil de celui qui regarde: elle est cette résonance intérieure face à un objet fertile. Cela veut aussi dire que nous ne sommes pas tous égaux dans la sensibilité à la beauté, selon notre capacité à nous imprégner de nos expériences et donc à terme à ressentir cette résonance. Ce qui veut aussi dire que la sensibilité à la beauté peut s'exercer, peut se travailler en cherchant au quotidien autour de soi comment les objets qui nous entourent peuvent être sources de résonance, peuvent faire appel à d'autres expériences antérieures (et un de mes Graals serait de parvenir à un jeu de rôle qui permettrait de s'exercer à ressentir la beauté).
C'est donc avec cette conception de la beauté que je veux travailler.
Je choisis le thème du voyage pour l'explorer, justement parce que le voyage est riche en expériences et riche en objets fertiles en beauté (j'aurais aussi pu parler d'érudition ou des relations humaines, qui me semblent également génératrices d'expériences fortes et donc de beauté). Là je dois dire que je manque d'une théorie ou d'une conception du voyage qui me permettrait de donner de la cohérence à mon propos. Pour cela, je suis en train de lire Théorie du voyage de Michel Onfray, dont l'approche me plaît beaucoup (je partage son athéisme radical, mais moins son hédonisme) même si je continue à lui reprocher son manque de rigueur. Mais si je pouvais trouver d'autres lectures structurantes, ce serait bon pour mon projet
Pour autant, je sais ce que je ne veux pas. D'une part, je ne veux pas d'errance, les personnages voyageront pour de bonnes raisons; ce refus est également motivé par les exigences du jeu de rôle comme médium: pour construire l'histoire sans préparation, il faut que les personnages aient des enjeux et des motivations à agir (voir ce texte de Fred qui m'a sauvé); c'est également motivé par ma vision sur la question de l'expérience: la progression et l'évolution du personnage sera un élément important du jeu. D'autre part, je ne veux pas de tourisme, qui est la version démocrate-bourgeois du voyage, du pur divertissement sans remise en cause de soi-même, sans se laisser marquer par ce que l'on voit, sans recul; c'est de la consommation de lieux. Dans ce jeu, les personnages changent et se transforment, transforment également intentionnellement les lieux qu'ils rencontrent et cela leur permet de progresser. Les voyages dont je veux que mon jeu parle sont des pèlerinages, des expéditions, des quêtes, des voyages initiatiques, pas des vacances !
Vous comprenez également ainsi que le voyage rejoint des thèmes critiques qui me sont chers, sur l'importance du mouvement, du flux, du changement; l'incertitude, le caprice, l'évasion. Evidemment, La Horde du Contrevent de Damasio n'est jamais très loin. Ca renvoie également à toute conception de l'opposition entre sédentaires bourgeois et voyageurs libres : voir la mise en chanson des Oiseaux de passage de Richepin, par Brassens, ou encore un poème comme Grotesques de Verlaine.
C'est un défi aussi que je relève, puisque, comme me l'avait fait remarquer Sylvain lorsque j'ai commencé à lui parler de Monostatos, parler du voyage en jeu de rôle est toujours difficile si on cède à la facilité de le réduire à une série d'événements ponctuels, alors que toute la puissance fertilisante du voyage vient de ces temps longs passés à voir le paysage changer doucement, à lutter contre soi-même dans l'effort physique ou l'ennui du transport, à rêver et à s'épanouir dans ce long changement. Et cette expérience-là du voyage est difficile à rendre parce qu'une partie de jdr qui ne peut pas durer plus de 3/4 heures. [J'avais pensé un moment faire du jeu de rôle en randonnée justement pour cela, mais ça pose des problèmes d'organisation assez pénibles, surtout quand on habite Paris...]
Système
Maintenant que cette vision est éclaircie, la question la plus difficile: comment réaliser cette vision à travers le système ? Je vais le faire dans l'ordre chronologique de jeu, pour rendre mon idée aussi claire que possible.
En quête d'horizons se jouent de 2 à 4 participants.
La première chose à faire (après s'être réuni, avoir discuté, mangé un bout, but du thé et tout ce genre de choses) est de choisir ensemble un certain nombre de caractéristiques de la partie. Il faut d'abord déterminer quel sera le thème général de la partie (comme le paradigme dans Prosopopée pour fertiliser la parole); là je manque un peu d'un cadre pour décider quels thèmes peuvent en faire partie et lesquels ne peuvent pas, mais voici quelques idées que j'aimerais tester: la religion, Terra Incognita, routes commerciales, empires écroulés, l'Orient.
Puis il faut déterminer dans quel "univers" on joue, c'est-à-dire où les personnages pourront intervenir. Je recommande de commencer par notre monde, qui est largement suffisamment riche, mais n'importe quel autre univers (fantasy, SF, ou autre canon esthétique) est possible. Même un univers relativement petit est possible, tant qu'il est suffisamment riche pour chaque participant (je pense à la ville de Strasbourg par exemple, pas une très grande ville, mais riche de plus de 2000 ans d'histoire); un voyage n'a pas besoin d'être très lointain. Il doit aussi être possible que les voyageurs évoluent dans des univers séparés mais qui se croisent (par exemple, un voyageur dans le monde des morts ou des rêves et un autre dans le monde "réel") mais on va attendre un peu avant ce genre d'expérimentations.
Dans un deuxième temps, chaque participant doit créer son voyageur. Pour cela il doit déterminer rapidement qui il est, ce qui le pousse à voyager (sa quête) et pourquoi il veut accomplir cette quête (la motivation). La quête pourrait aussi être issue d'une liste et chaque participant après avoir fait son choix, approfondirait ce choix en complexifiant la quête, en lui donnant du corps; voici quelques exemples (là encore, j'ai besoin de maturation pour lui donner de la cohérence): retrouver quelqu'un (pour faire quoi ?), acquérir un savoir (pour faire quoi ?), fuir quelque chose (une vengeance, une malédiction, un destin : comment le résoudre?), trouver un objet (quoi? pour quoi faire ?), se débarrasser de quelque chose (malédiction, objet, handicap...), etc.
Il me manque encore des idées percutantes pour lier les voyages des différents protagonistes ensemble (voir cet autre texte de Fred), mais ça devrait venir avec l'expérience et je suis sûr que vous avez de bonnes idées à me proposer (c'est aussi pour ça que j'écris ici).
Ensuite le jeu se déroule en une série de tours de table. Un tour de table typique se ferait en autant d'« étapes » qu'il y a de participants. Durant une étape, un participant prend le rôle de son voyageur, les autres aident à créer l'endroit où il arrive. Le joueur du voyageur possède une ressource (des cartes) avec laquelle il peut "acheter" des propositions des autres. Ou bien les autres pourraient imposer certaines caractéristiques à cet environnement, je ne sais pas encore comment ça va se jouer. Il faudrait qu'il puisse y avoir négociation.
Puis, le participant du voyageur décide de la situation (on va revenir aux situations juste après). Il y a un mécanisme que j'ai expérimenté récemment avec les rôlistes indépendants parisiens (salut Guillaume!) dans FIASCO de Bully Pulpit Games où à chaque scène d'un personnage, un joueur choisit soit de placer la scène soit de décider de sa résolution. Là, le participant du voyageur pourrait décider soit du genre de scène soit du décor. A voir.
J'ai un autre problème pour fertiliser l'imaginaire des participants. Il faut inventer rapidement un lieu particulier. Le thème de départ, l'identité du personnage, sa quête et l'univers générales peuvent aider, mais ça me semble encore trop peu. Si vous avez des idées pas trop gourmandes (les listes, j'en suis revenu), je suis preneur.
Concernant les trois types de situations possibles, cela fait appel à ma conception du voyage (qui a donc besoin d'être encore développée). Que peut-on faire dans un voyage ?
- contempler le paysage et se laisser maturer (les "temps longs" dont je parlais précédemment)
- intervenir dans l'endroit pour le modifier et en apprendre quelque chose (de manière générale)
- faire avancer sa propre quête
- un autre participant pourrait faire intervenir des obstacles à surmonter (fatigue, forces naturelles ennemis, forces sédentaires...)
Par ailleurs, pour avancer dans sa quête ou pour intervenir à un endroit ou pour renforcer ses chances de réussite, le voyageur peut faire appel à ses ressources intérieures. Pour cela, son participant doit raconter comment un élément du décor fait résonner, fait appel à une expérience antérieure, il doit parler des émotions et des sentiments du personnage. Vous aurez compris que c'est le mécanisme central du jeu, celui qui crée la beauté. Il est encore à développer.
Une fois que cette étape est finie, on passe à celle d'un autre participant et ainsi de suite. Il faudrait que je trouve un moyen pour que les voyages puissent s'entrecroiser, là aussi vos propositions seront les bienvenues.
Il faut encore que je mette sur pied une règle pour montrer l'avancement d'un personnage sur sa quête; quand il atteint le bout, on décide comment se termine et avec quelles conséquences. Le personnage pourra repartir vers un nouveau voyage, mais pour le moment il se repose. Il faut aussi que l'on puisse moduler la durée d'un jeu (une ou plusieurs parties) en mettant une échelle de progression plus ou moins longue selon le temps dont on dispose.
Tout ceci est encore assez flou pour moi. J'ai un certain nombre d'idées générales et quelques trucs que je voudrais tester (notamment suite à toutes mes réflexions autour de Monostatos) mais c'est encore loin d'être fixé.
En particulier, je ne suis pas encore certain de la dynamique sociale que je souhaite: comment amener les joueurs à créer de la beauté grâce aux créations des uns et des autres?
Pour ce qui est de la forme des règles, j'ai quelques exigences avec moi-même. D'abord ce jeu ne doit pas nécessiter trop de matériel: quelques dés à 6 faces ou un paquet de cartes au maximum, peu de feuilles; c'est une question d'accessibilité pour tous. Par ailleurs, je voudrais que les règles soit aussi courtes que possible, une dizaine de pages au plus; pas question de devoir à nouveau pondre des centaines de pages de textes comme pour Monostatos (l'absence d'univers décrit devrait pouvoir me permettre d'y parvenir). Enfin, je vais essayer d'accélérer la prise en main en offrant un ensemble de choix fermés (votre personnage peut rechercher ça, ça ou ça) que chacun pourra ensuite interpréter et développer selon ses envies. Mon modèle dans la forme est S/Lay w/Me: court, simple et efficace.
Dès que je me sentirai près et que j'en aurai l'occasion, je testerai En quête d'horizons. Je me suis également décidé à changer de méthode par rapport à Monostatos: désormais je n'attends plus d'avoir écrit entièrement les règles pour les tester, au contraire je pars avec quelques idées solides et je vois ce qui sort ou ce que j'improvise sur le moment. Avec le temps, je filtre les meilleures règles. Plus rapide, plus spontané et moins d'efforts.
Pour orienter la discussion à présent:
- Je serais très intéressé par toute suggestion de lecture sur
- cette approche de la beauté
- une théorie du voyage
- tout jdr s'approchant de ce que je veux faire ici
- Si vous avez également des suggestions de mécanismes de jeu par rapport à la vision, ça m'intéresse, en particulier
- pour fertiliser intelligemment l'imaginaire des participants, mis à rude épreuve chaque fois qu'ils doivent inventer un nouveau lieu
- pour entrecroiser les voyages des voyageurs de manière à ce qu'un participant ait toujours de bonnes raisons de s'intéresser au récit d'un autre participant
Merci de m'avoir lu jusqu'au bout.