par Christoph » 13 Jan 2004, 21:34
Prélude à l’éveil
Il arrive, courant sous la pluie battante, chapeau tiré bas sur le front, manteau noir serré, col redressé.
La dame au guichet le regarde d’un air distrait : c’est le premier visiteur de la journée et la fermeture est prévue pour dans à peine une demi-heure. Elle le reconnaît de vue : c’est le seul qui vienne jamais. Une fois par semaine. A se demander pourquoi le gouvernement garde les lieux ouverts.
L’homme achète son billet et s’engouffre précipitamment dans le hall d’entrée sombre aux murs noirs. Un éclairage d’un blanc glacial provenant de la base des murs permet de distinguer les portes massives, derrière lesquelles est abritée la « collection ».
Les portes s’entrouvrent silencieusement à l’approche du personnage qui, après une brève hésitation, pénètre dans la salle principale.
Il s’arrête afin de prendre connaissance du lieu, tandis que les portes se referment sans qu’il le remarque, sans un bruit, sans un souffle.
La salle, aux dimensions d’une nef de cathédrale, est tout aussi sombre que le hall. Elle abrite de grandes boîtes en verres posées sur des socles noirs. Pas un son, pas un mouvement d’air, aucune odeur ; les perceptions sont quasiment annihilées par l’environnement aseptisé.
L’homme reprend son chemin, de façon déterminée.
Ce faisant il regarde le sol droit devant lui, sans prendre garde au contenus mystérieux des grands réceptacles cubiques, illuminés de leur lueur blafarde par en bas. De toutes manières, il n’aurait su différencier ces objets antiques des créations des artistes agréés de la Nation.
Il passe dans l’abside, une petite salle contenant qu’un seul de ces étranges reliquaires. Celui-ci contient un objet à peu près rectangulaire, munie apparemment d’une couverture beige tacheté de brun foncé, à la surface inégale, détériorée et recouverte de poussière, protégeant une pile de fins rectangles jaunis à peine plus petits. Ici, le plafond n’est plus visible.
Il ralentit l’allure, s’arrêtant presque. Il s’approche lentement de la case, avec une certaine vénération. Il étend lentement son bras gauche, avance de quelques pas. Arrivé à portée, il pose doucement mais fermement sa main sur la surface horizontale du cube.
L’homme ferme les yeux, respire profondément et semble se concentrer.
Une étrange sensation de picotement surgit aux bouts de ses doigts, accompagné d’un léger réchauffement. La sensation se transmet aux phalanges, puis à la main. Le picotement laisse place à une relaxation agréable, qui à son tour est brusquement interrompue par la crispation subite de tout l’avant bras. La douce chaleur devient fournaise, puis laisse place au froid polaire. Moment de calme où les tendons et muscles reprennent doucement leur position naturelle. La sensation se propage au bras tout entier, le sang semble diffuser le chaos toujours plus loin.
Une secousse parcourt tout le corps du sujet : il se tétanise, ses muscles se tendent jusqu’à leur extrême limite, son corps entier semble pris d’une crampe gigantesque alors que la température de son corps grimpe à nouveau.
L’homme est parcouru de spasmes épileptiques, sa main gauche toujours ancrée sur le verre poli. Une douleur vive prend naissance aux doigts et se propage telle une vague à travers tout son être, laissant dans son sillage une sensation de légèreté et d’inconsistance. L’espace d’un battement de cœur, l’homme ressent la peur d’être emporté par son propre souffle, toutefois sa main le rassure, sa prise est aussi indélogeable que le verre qu’elle touche est dur.
Un bref instant pendant lequel ses sens sont engourdis s’ensuit. Il respire rapidement comme après un violent effort.
Puis, un flot d’images inconnues, de paroles incompréhensibles et de parfums exotiques le submerge dans un maelström de souvenirs chargés d’émotions intenses, mais qui ne lui appartiennent pas. Il se remémore des événements d’une autre époque et d’un autre lieu qu’il n’a jamais vécus. Il lui semble être avec d’autres gens, et il semble surpris à quel point ces présences le réconfortent. Une dernière vision d'un visage d'une femme qu'il ne connaît pas plus que tout ce qu'il vient de vivre, et la transe le quitte doucement pour laisser place à la non-vie de tous les jours.
L’homme se recompose, ôte la main de la boîte pour réajuster sa veste et son chapeau. Il regarde une dernière fois avec une expression d’incompréhension naïve mêlée d’espoir cet artefact d’ailleurs. Résigné, il se retourne vers le néant émotionnel et l’absence de vécu qui composent le quotidien de tous les citoyens.
Seul lui se doute qu’il existe une alternative, bien qu'il ne sache que croire. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il reviendra tôt ou tard refaire cette expérience qui pourtant le terrifie, poussé par ses instincts les plus profonds.
Il quitte la bâtisse sombre et vide, et s’aventure sous la pluie, perdu dans ses rêves.
La dame du guichet le regarde d’un air mélancolique : elle l’observe à chacune de ses venues grâce au dispositif de surveillance, mais n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi il vient toucher le casier de l’abside, semaine après semaine, reste immobile comme un monolithe pendant une petite minute et repart, visiblement troublé mais aussi saisi d’une expression qu’elle ne sait reconnaître.
En enfilant sa veste, elle pense à sa chambre et à son lit, puis au lendemain, qui sera pareil qu’aujourd’hui.
Alors qu’elle ferme la porte derrière elle, lui vient une fois encore à l’esprit l’image de ce fou gentil. Une esquisse de pensée effleure furtivement son esprit, mais n’arrive pas à s’y loger. Elle secoue la tête et s’en va chez elle.
:thesilentbard:
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Christoph le 05 Fév 2004, 12:44, édité 1 fois.