par Christoph » 06 Mai 2004, 22:20
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EnTerrement
Longtemps je n'étais plus rentré de bonne heure. La solitude dans le train ne m'avait pas frappée; j'étais perdu dans mes pensées à regarder la nuit étoilée.
Ma rêverie s'était encore prolongée jusqu'à ce que je sois descendu sur le quai, où je fus projeté dans la réalité avec une force rare: l'angle du mur du kiosque avait disparu, arraché dans la chute du clocher de l'église qui gisait maintenant sur le quai d'en face, brisé en trois.
Plusieurs instants fuyèrent avant que je ne me ressaisisse et me décide à prendre le sous-voie. Alors que j'arrivais en bas des escaliers je me demandais si l'aura des lumières de la ville n'avait pas été plus faible qu'à l'accoutumée. La fatigue sans doute, mais j'allais bien voir en remontant.
Un grondement sourd et un tremblement me signalèrent que le train quittait la gare; j'étais seul dans la galerie résonnante.
Je m'enfonçai dans le tunnel, curieux de voir ce qui m'attendrait à la sortie. Les escaliers étaient recouverts de poussière de béton et mes pas y laissaient des traces éphémères.
Un vent froid me caressait le dos et ramenait mes cheveux sur mon visage. Alors que je plissais les yeux, je crus voir à ma gauche une tâche luminescente, mais à peine avais-je tourné la tête que je me rendis compte de mon erreur. Il n'y avait sur les escaliers que sable et petits papiers froissés chorégraphiés par le vent facétieux en un boléro chaotique.
Je montais toujours les escaliers quand je me rendis compte que j'allais déboucher dans l'obscurité.
***
Désormais au sommet des escaliers, son regard se perdait dans le vide intersidéral. La vue qui s'offrait à sa contemplation défiait toute raison humaine.
Devant lui, où auraient dû se trouver la grande rue et son activité débordante il n'y avait que le vide.
Devant lui, où auraient dû se trouver les grandes bâtisses, les négoces et les bureaux s'étalait un champ infini d'étoiles distantes et froides.
Devant lui, la Lune fuyait.
Le vertige le saisit et il du mettre un genou à terre pour garder l'équilibre. Ainsi recourbé, il crut voir à nouveau une petite tache luminescente à ses pieds, mais à peine avait-il cligné des yeux qu'elle avait disparu. Seuls quelques mégots de cigarette étaient aspirés dans le gouffre, leur chute un ultime ballet.
Les travaux pour l'Exil avaient donc avancé plus rapidement que ce à quoi il s'était attendu. Lui était désormais orphelin perdu sur une des arrêtes de la structure rémanente avec pour seule compagnie les ruines de la gare. Son espoir s'enfuyait avec la Lune séquestrée et l'Oublié se disloquait lui aussi maintenant que sa vie s'était envolée avec les Fragmenterres.
Un petit insecte légèrement doré et luminescent se posa sur sa main gauche, et plia ses ailes sous ses élytres fantomatiques. Le cafard semblait lui aussi contempler l'espace d'un air triste.
L'homme voulut l'observer plus attentivement, mais le petit animal semblait échapper aux sens. Plus il se concentrait, plus l'insecte s'effaçait de la réalité. Un clignement d'œil souffla définitivement le cafard dans le monde du souvenir onirique.
L'Oublié ne pouvait plus empêcher sa gorge de se serrer, ses yeux de s'emplir de larmes et sa bouche de se déformer sous la douleur. Il céda.
A genoux, recroquevillé en avant, le visage enfoui dans ses mains à quelques pas de la fin du monde, il ne pouvait voir la nuée de petits cafards ectoplasmiques venir doucement se poser sur lui telle une ultime rosée.
Sous cette pluie d'or, l'homme pleurait, désormais de rage. Un spasme subit projeta son torse en arrière, et un râle s'échappa de ses lèvres sanglotantes. Alors que ses yeux étaient dirigés vers le firmament, il vit les cafards. Une secousse plus forte lui arracha un cri de douleur porté par des gouttelettes de sang. Il porta ses mains à son ventre, se pencha en avant et vomit son cœur.
Parmi l'or et l'écarlate, l'étonnement chassa la fureur. Les cafards avaient repris leur envol pour aider l'Oublié à retrouver ses esprits. La nausée menaçait de le submerger et de l'entraîner dans la léthargie sans réveil, promesse d'un oubli hypocrite. Finalement, il prit son cœur à deux mains et se leva maladroitement.
Il fit volte face et se retrouva face à un grand cerf aux bois majestueux. Une écrasante impression de puissance contenue se dégageait de l'animal. D'un œil noir au regard perçant, la bête scruta l'âme de l'être déchu. Peut-être pour la première fois de son existence, elle hésita.
Sans réfléchir, l'affranchi lui tendit son organe mourant en offrande. L'esprit de la nature accepta le présent et le dévora.
Le cerf enjoignit son disciple à le suivre sur les traces de la procession funéraire, pour rendre un ultime hommage à Gaïa. Les insectes dorés étaient légions et semblaient emprunter un flux mystérieux qui les mènerait le long des restes du monde. Dans le vent sec de l'aube, le disque du Soleil levant semblait plus gros que la veille…
***
Il se tenait droit, au bord du gouffre. Son regard se perdait dans le vide, son esprit tentait de rejoindre les étoiles sous ses pieds.
Lors du crépuscule on pouvait déjà voir le minuit des contrées désormais disparues.
Point de coucher de Soleil rougeoyant, juste une diminution rapide de la luminosité. L'hurlement des vents qui se précipitaient dans le néant était l'ultime rempart contre le silence du monde tombeau.
Le lendemain, il devrait de nouveau se lever et continuer le pèlerinage de la pénitence entamé quatre ans auparavant. Ils devaient demander pardon à Gaïa et préparer l'enterrement imminent.
Des dizaines d'Oubliés s'étaient joints au calvaire débuté par le cerf. Les cafards continuaient à baliser le chemin d'un voile doré constamment animé d'un mouvement fluide de sac et de ressac, alors qu'ils se déplaçaient au gré d'un courant aérien imperceptible à tout autre être.
En dépit de sa conviction en la justice de sa tâche, il savait qu'en fin de compte, c'étaient aussi ses propres funérailles qui l'attendraient.
Toutefois il restait encore beaucoup de chemin à parcourir sur le réseau rémanent, et le Soleil ne grossissait pas aussi vite qu'il l'avait craint autrefois.
Malgré cela, il espérait chaque soir voir l'arrivée d'une Arche de Noé venue sauver les Oubliés de leur bannissement involontaire. Un espoir que tous partageaient.
Un espoir futile?