Donc, Clément et Ronan avons joué hier soir à A Penny for my Thoughts de Paul Tevis, que m'avait fait découvrir Ludovic à la convention sous l'oeil de Mélusine à Poitiers.
Présentation du jeu
Dans A Penny for my Thoughts, chaque participants joue un amnésique qui tente de se souvenir de son passé et de ce qui l'a amené ici. Le jeu se joue en trois fois trois tours (mon explication ici tient avec trois participants, qui est le nombre optimum). Dans un tour, un joueur pioche une phrase au hasard (chacun en a écrit quatre au début) du genre "l'odeur des roses", "le yacht de mon père", "un réveil brutal au milieu de la nuit", "le Boléro de Ravel", qui est une inspiration de départ pour la scène. Les autres joueurs lui posent alors des questions en lien avec ce qu'il a pioché et le joueur y répond toujours par "Oui et..." de manière à construire un début de scène. Avec "l'aboiement des chiens à la chasse", ça donne quelque chose comme A: "Tu as toujours aimé la chasse à courre avec ton père, n'est-ce pas ?" B: "Oui, et c'était surtout pour pouvoir l'impressionner et le dépasser."
Puis le joueur dont c'est le tour développe sa scène jusqu'à arriver à un point où il pose la question "et là, qu'est-ce que j'ai dit ou qu'est-ce que j'ai fait ?". Les deux autres joueurs donnent chacun une réponse et le joueur dont c'est le tour choisit la réponse qui lui plait le plus et continue. On répète cette manière de poser la question plusieurs fois et le tour se termine.
Chaque joueur joue plus ou moins à tour de rôle. Chaque joueur doit faire trois tours ; chaque tour a un orientation générale qui est donnée par le Questionnaire. Chaque tour doit être joué dans l'ordre. Dans le Questionnaire par défaut, les orientations sont
- Souvenez-vous d'un souvenir agréable.
- Souvenez-vous d'un souvenir désagréable.
- Souvenez-vous comment vous en êtes arrivé là. [sousentendu: à l'amnésie dans un hôpital psychiatrique]
- Souvenez-vous d'une petite victoire contre l'inconnu terrible. ["terrible unknown", excusez la traduction approximative]
- Souvenez-vous d'une horrible défaite contre l'inconnu terrible.
- Souvenez-vous des événements qui ont détruit votre esprit et vous ont effacé la mémoire.
Clément commence. Il tire "l'aboiement des chiens à la chasse". Avec nos interventions, il construit une scène où son personnage part à la chasse avec son père. Ils repèrent une bête dans les bois, la traquent et finalement l'abattent: une sorte de porc à la gueule pleine de croc et agrippé aux branches d'un arbre.
Les choix que Clément nous a proposé étaient:
1.lorsque nous avons aperçu la bête, qu'est-ce que j'ai dit, qu'est-ce que j'ai fait? (que faire d'autre sinon la poursuivre?)
2.lorsqu'un autre chasseur a abattu un de nos chiens, qu'est-ce que j'ai dit, qu'est-ce que j'ai fait?
Je dois admettre que Clément nous a proposé des choix peu intéressants. C'était d'une part parce qu'on commençait et qu'on apprivoisait le jeu et d'autre part, parce que, comme je le développerai plus loin, le Questionnaire enferme la fiction.
Ronan fait la scène suivante. Il tire "une blessure à la hache en coupant du bois". Avec nos interventions il construit une scène où son personnage est forcé d'aller couper du bois en hiver par son beau-père tyrannique. Il se coupe un orteil par accident et finit par comprendre que la forêt l'oblige à se mutiler. Il finit par couper le pied de son beau-père. [Effectivement, ça ne correspond pas vraiment à une victoire contre l'inconnu, ce qui soutient mon analyse.]
On a discuté une première fois du jeu sous mon impulsion, avant de reprendre.
Je fais la scène suivante. Je tire "un air de flûte dans le désert". Avec les interventions de Ronan et Clément, je raconte un voyage de mon personnage dans le désert où il est perdu par une tempête de sable, trouve au milieu du désert une statue de serpent dressé sous laquelle il s'endort. Durant son rêve, un serpent le mord à la langue et il coupe la tête du serpent avec ses dents. Il est retrouvé par une autre caravane et ramené en Europe pour être soigné.
Je n'étais pas très content de ma propre scène, j'ai aussi eu du mal à proposer des choix intéressants.
Ronan a commencé une scène avec "le parfum d'une rose", où il offrait un bouquet de roses dont une était pourrie à sa femme qui devait mourir... tout un programme, mais on a fait une pose, à nouveau sous ma proposition.
J'ai demandé à Clément et Ronan ce qu'il pensaient du jeu. J'ai expliqué pourquoi j'avais du mal à continuer: je m'ennuyais durant les moments où le joueur actif racontait sa scène et j'avais du mal à proposer des réponses intéressantes au choix. Clément trouvait que ça avançait lentement. Ronan était moins déçu que moi. Finalement on a commencé à discuter et la partie n'a pas repris.
Analyse
Je précise pour commencer que je ne veux pas ici juger ou évaluer le jeu dans son ensemble. J'ai eu deux précédentes bonnes expériences (la partie de Poitiers et une autre à Paris), mais le jeu ne me convainc pas encore à 100%. On peut discuter ailleurs du jeu, mais ce n'est pas mon but ici.
Mon propos est de parler de l'effort demandé aux participants.
Ici, la principale difficulté était qu'on faisait des efforts énormes pour un plaisir faible. Le jeu parvenait malgré tout à tourner, mais c'était décevant. J'ai utilisé la métaphore du basket-ball: si on joue avec un ballon mal gonflé, on va pousser énormément sur la balle, on parviendra effectivement à jouer mais on sera trop rapidement essoufflés et on ne profitera pas du jeu lui-même. Là c'est la même chose: on arrivait à jouer, mais l'outil qu'on avait (=les règles du jeu) nous demandait de faire des efforts démesurés, au point qu'on ne pouvait pas se concentrer sur le fait de faire de bonnes créations (juste arriver à créer était déjà bien) et à apprécier celles des autres.
Pourquoi ? Parce que la création était ici terriblement contrainte. Dans le jeu lui-même, il y a déjà l'orientation générale de la scène et le mot du départ. Jusque là, ça va, c'est de la contrainte créatrice, ça permet à l'imaginaire de se fertiliser. Il y a aussi le fait de respecter ce qui a déjà été créé au par avant, mais ça aussi ça passe. Le jeu exige beaucoup de l'imaginaire des joueurs, mais c'est toujours acceptable parce qu'il y a un bon retour. Les deux parties précédentes étaient comme ça (surtout celle de Paris).
Le problème, je pense, c'est le Questionnaire lovecraftien lui-même. Non seulement, il faut s'intégrer à une époque donnée (dépuis du 20ème siècle), mais en plus il y a un "terrible inconnu" et une victoire/défaite à inventer. Sans compter l'esthétique lovecraftienne à laquelle nous avons tous fait beaucoup attention. Sans compter que l'histoire est déjà écrite (petite victoire, grande défaite, écrasement), ce qui contraint terriblement la créativité.
Ca fait trop. En tant qu'être humain, sans préparation et vers 21h/22h, ça fait trop de choses à prendre en compte. On n'a plus assez d'énergie pour apprécier ce qui se passe. C'est une question d'énergie psychique: je ne peux pas tout faire et je n'ai d'autant pas envie de le faire que je n'y trouve pas grand chose.
J'avais écrit sur l'importance de donner des structures à l'imaginaire des joueurs, pour le fertiliser, parce que créer dans le vide est très difficile et angoissant. La contrainte, lorsqu'elle permet aux joueurs d'exercer leur créativité, est une très bonne chose. Là c'est exactement le contraire: trop de contraintes et d'exigences rendent la création difficile et peu intéressante, parce qu'on n'a pas l'occasion de saisir les meilleurs moments.
La conséquence pour la création de jdr, c'est qu'il faut être attentif au rapport entre ce que demande le jeu aux joueurs et ce qu'il leur apporte. Un jeu comme Prosopopée de Frédéric Sintès demande beaucoup des joueurs, mais leur apporte aussi beaucoup, donc tout va bien (c'est peut-être même ce qui fait la magie de ce jeu: on est tellement concentré sur l'effort, qu'on ne dévie plus du tout du jeu, on y est totalement). Quelles sont les tâches que le jeu demande d'accomplir à chaque participant, selon chaque étape du jeu et est-ce que ça vaut le coup de les accomplir ? Quel plaisir y trouve-t-on ? Je crois que ça vaut le coup de lister les tâches de chacun, très concrètement, au moment de la conception du jeu (comme Fred l'a fait pour le MJ des jdr traditionnels).
Je réponds avec plaisir à vos questions, commentaires et développements.