Manifeste pour la reconnaissance d'une forme d'art
Publié : 05 Avr 2009, 20:38
Voilà, j'ai eu une idée concrète hier soir, et j'ai tapé ce texte cet après-midi. J'espère qu'il vous intéressera. Je le commenterai à la suite plus tard, et à "votre" suite... ^^
Manifeste pour la reconnaissance d'une forme d'art
A bien regarder les échanges sur les différents forums consacrés aux jeu de rôle, j'ai pu constater un problème récurrent qui me semble au fondement d'un bon nombre de disputes et d'incompréhensions. La question de savoir ce qu'est le jeu de rôle est un enjeu vu et revu, mais dont la problématique me semble avoir été bien mal envisagée. J'entends ici que, d'après mon expérience, ceux qui s'y attaquent essaient de faire rentrer dans la définition une pluralité de pratiques et d'être ainsi génériques, ou bien excluent de fait un ensemble de tentatives en qualifiant certains jeux indies d'”olni” (objet ludique non identifié), ou encore donnent la définition commerciale du jeu de rôle en décrivant celui-ci comme une activité de narration collective dans laquelle un maître du jeu présente un scénario qui servira de support à l'improvisation des joueurs dont les décisions seront régulées par des règles et un système de jeu. Non seulement ces tentatives me semblent insatisfaisantes, mais elles me semblent en plus inopérantes, voire pire, nuisent à la reconnaissance du jeu comme phénomène à part entière. Déjà, alors que j'ai ici écrit une dizaine de lignes, mon propre discours souffre de la pénurie de vocabulaire existant dans le milieu du jeu de rôle. En parlant de “reconnaissance du jeu”, je dis d'emblée que je “joue” et je désigne mon activité comme ayant une connotation ludique. Combien de fois, sur les forums, ai-je vu le même argument tenter de balayer toute tentative pour proposer un regard non ludique mais plutôt créatif sur le jeu de rôle, position consistant à dire que l'activité est “jeu de rôle”, c'est-à-dire “roleplaying game” et que le terme de “game” renvoie immédiatement au fait que cette activité est un “jeu”, un “amusement”. A y réfléchir, je crois qu'ils ont raison, et qu'employer le terme “jeu de rôle” revient à reconnaître à l'activité une dimension ludique, amusante.
Or, c'est bien là que le bas blesse, car si à l'époque de Gary Gygax, le jeu de rôle est une activité ludique à part entière, proche de certains jeux de plateau, le paysage contemporain est habité par une pluralité de produits et une diversité de pratiques. Si certains jeux se veulent purement ludiques, jubilatoires et agents de défouloir, d'autres se veulent introspectifs, artistiques, dramaturgiques. La dichotomie est ici posée : si bon nombre de joueurs se trouvent au confluent de ces deux extrêmes, une part non négligeable embrassent l'extrémisme. On voit d'autant plus cette situation s'enliser que les produits vendus dans le commerce tendent à être “commerciaux”, expression paradoxale et tautologique puisque tout produit vendu est par essence commercial. Ici, commercial signifierait “jeu produit dans le but de faire du chiffre”, et c'est aussi là un problème récurrent de la production artistique : pour vivre, le producteur doit exiger de son artiste un produit vendable donc qui plaise et qui ne décontenance pas ; par suite, ce qui ne décontenance pas est ce à quoi l'acheteur est habitué, et ce à quoi l'acheteur est habitué est ce qu'il trouve au quotidien, de sorte que le cercle vicieux est lancé : acheteur et producteur se complaisent dans la même codification du produit. Dans ce cas, le jeu de rôle vendable devient le jeu de rôle courant, et ce dernier est le jeu dit par redondance “ludique”. Mais ce serait un crime spirituel que de refuser tout statut à la production de jeux indies qui ne visent pas le chiffre mais la reconnaissance ou, pourrais-je dire, le statut d'existence. Dans ce cas, les jeux indies ne risquent-ils pas à terme de disparaître ? Ou ne se limitent-ils pas leur champ d'action en se posant comme “jeux de rôle expérimentaux ou indépendants” ? Ou bien, s'ils continuent d'exister en marge, ne risque-t-on pas de voir se creuser un fossé dans la pratique ?
Mais dans ce cas, pourquoi ne pas dissocier la pratique ? Tel est l'enjeu de mon propos. Lorsque je dis à des amis que je pratique le jeu de rôle, immédiatement, la connotation devient négative, car je dis qu'à côté de mon métier d'enseignant et chercheur en philosophie, je me repose en m'amusant dans des mondes imaginaires. Et quel regard porteraient mes collègues si je leur disais que j'ai cette pratique ! Et dès lors que j'ajouterais que je pratique le jeu de rôle pour découvrir et tester des problématiques philosophiques, je deviendrais un objet d'étrangeté. Autre situation problématique : je suis chercheur en art et comme tout chercheur en art, je me dois pour être crédible de pratiquer l'art ; outre le fait que j'écris, je considère la pratique du jeu de rôle comme activité artistique à part entière. Mais quelle légitimité aurais-je à dire à un collègue peintre que mon activité artistique est le jeu de rôle ? Je peux au mieux espérer l'attitude dubitative s'il connaît justement le milieu du jeu de rôle. Autrement dit, la reconnaissance du jeu de rôle comme “potentielle” pratique artistique vient vraisemblablement du fait qu'elle n'est que potentielle. Elle peut l'être et le sera dans des cas restreints, tout comme le cinéma n'est pas considéré comme art par certains chercheurs en art plastique parce que le cinéma a une forte dimension ludique. Autrement dit, le cinéma, pour obtenir le droit à se poser comme art s'est vu reconnaître l'appellation de “cinéma d'art et d'essai”. Cela le laisse toujours à portée des critiques des mécontents qui jugent pompeuses de telles productions, mais cela permet aux cinéastes ambitieux et dont la vocation est la création artistique d'être acceptés dans le milieu de l'art.
Qu'on me comprenne bien : mon but est pluriel. Il s'agit d'une part de donner au jeu de rôle un statut partiel d'activité artistique pour qu'il puisse être reconnu comme tel, mais aussi de séparer les pratiques comme dans le cinéma pour calmer les conflits et donner à chaque pratique sa légitimité. Bien entendu, séparer en deux l'activité cinématographique laisse une place pour les hybrides, puisqu'après tout, un film comme 2001, l'odyssée de l'espace, a évidemment statut de grand spectacle et d'oeuvre d'art à la fois. De même, séparer le jeu de rôle artistique du jeu de rôle ludique laissera la place à l'hybridation. Quelles conséquences, alors, d'une telle séparation ? Essentiellement une visibilité accrue en plus d'une légitimité d'existence. Il me faut ici proposer une terminologie. Trouver le bon terme est sans doute difficile, et je me permets quelques suggestions. Après avoir considéré les termes gauches et inadéquats de “mondéisme” (en tant qu'exploration de mondes), “psychodrame” (en tant qu'exploration psychologique d'un rôle), de “dramaturgisme” (au sens de “faire un drame”), de “narrativisme” (connoté avec la traduction de la théorie de Edwards), je n'ai actuellement rien trouvé de mieux que “création rôlistique”. Aussi garderai-je ce terme pour toute la fin de cette réflexion. J'opposerai donc ici “jeu de rôle” et “création rôlistique”. En ce sens, l'achat d'un jeu de rôle revient à acheter un “livre de jeu de rôle” contenant des règles et un monde, tandis que l'achat d'une “création rôlistique” est en fait l'achat d'un “support de création rôlistique” qui contiendra réflexions, règles et éventuellement un monde pour permettre une activité de composition narrative ayant pour finalité de faire de l'art.
A la question légitime et attendue : “comment s'assurer qu'il y aura art, d'autant qu'il sera difficile de savoir ce qu'est un acte d'art ?”, je répondrai qu'un “support de création rôlistique” est justement quelque chose qui permet de faire de la création rôlistique, ni plus, ni moins, et en aucune façon ne mène à une activité d'amusement. En ce sens, faire de la création rôlistique, c'est vivre une intense expérience de créativité, d'abord à un seul s'il y a un meneur (car le meneur fait d'abord création à lui seul comme le fait le réalisateur d'un film au départ ou la fin en ouvrant et en fermant l'activité filmique), ensuite à plusieurs lors de la production commune. En ce sens, la création rôlistique atteint un statut sans précédent dans toute l'histoire de l'art : il s'agit d'une objet artistique n'ayant pas visée à la contemplation et la participation de l'extérieur. Comme toute oeuvre d'art, celle-ci est indépendante, mais cette indépendance est sous-tendue par le fait qu'elle le restera et échappera à toute tentative pour l'aliéner par le regard puisqu'elle disparaîtra dès l'instant où elle est achevée. Il serait même tentant de dire que la création rôlistique permet d'accomplir quelque chose qui a été cherché durant trente siècles dans le domaine des arts : la production d'une oeuvre indépendante qui existe pour elle-même et librement. Non pas qu'elle serait supérieure à d'autres arts, puisque ce qu'elle gagne ici, dans cette indépendance, elle le perd dans l'absence de permanence : l'oeuvre de création rôlistique est éphémère. Elle peut bien être enregistrée, mais elle perd alors sa substance puisque sa consistance réside dans l'intersubjectivité des pratiquants au moment où ils produisent. Autrement dit, la création rôlistique est un nouveau domaine artistique, au même titre que le cinéma et le théâtre, et ma thèse consiste à dire que ce qui empêche justement cette activité d'être reconnue en tant que telle, c'est qu'elle est assimilée à son pendant ludique, d'où l'urgence de lui donner un statut particulier en commençant par la baptiser. Forte d'une nouvelle appellation, nous ne souffrirons plus d'entendre : “le joueur n'est pas un acteur, on ne peut pas lui demander de” ; dois-je rappeler que de bons acteurs de théâtre font parfois des rôlistes maladroits ou de mauvais acteurs de cinéma ? “L'acteur” de la pratique rôlistique doit tenter d'être acteur, à la différence du joueur de jeu de rôle qui doit être là pour s'amuser.
Reprenons, après cette disgression sur l'idée que la création rôlistique est un domaine d'art en genèse. Qu'est-ce qu'un “support de création artistique” ? C'est un support lisible (fichier, livre, cd-rom) permettant d'obtenir les éléments nécessaires à la production d'une oeuvre d'art collective (avec ou sans meneur). En ce sens, il faut distinguer le matériel et le matériau. Le matériel est l'objet même du support : le cd de musique d'ambiance, les règles écrites, des fiches d'incarnation (Dois-je dire personnage ? Non, je dirai incarnation pour opérer une distinction, ici aussi) ; la matériau est la matière à partir de laquelle on va produire : autrement dit, un monde intersubjectif composé du monde proprement dit dans lequel se déroule le jeu et qui est donc en évolution, un monde composé aussi du conscient et de l'inconscient des participants. Le “support de création rôlistique” va donc proposer un matériel afin d'utiliser un matériau dans le but de faire art. Je précise qu'il ne s'agit pas de proposer quelque chose qui pousse les participants à cela, car de mon point de vue, les participants devraient avoir posé leurs intentions auparavant. Si l'un d'eux est venu seulement pour s'amuser, la dissonance est inévitable et aucun système n'empêchera cette dissonance. De plus, un “support de création rôlistique” n'exige pas nécessairement un système, il propose des idées, des formes de narration, des paradigmes permettant d'engendrer une séance de création. Il me faut donc, à présent, proposer un exemple précis de “support de création rôlistique” afin de clarifier les concepts. Pour défendre le paradigme que je propose, je fonderai la réflexion sur un support de création rôlistique que j'ai conçu pour moi : une chronique pour Vampire-Requiem à Londres, en l'an 2000.
A quoi ressemble ce support ? C'est un livre rédigé contenant d'abord des informations sur l'univers du jeu : la ville, avec ses protagonistes (non, je ne dirai plus pnj, car cela nuit aussi à ma volonté de proposer un nouveau paradigme rôlistique), leur histoire, leurs intentions. En ce sens, le livre ne diffère pas des guides de cités proposés par White-Wolf, les fameux “By Night” qui offrent également un cadre pour l'action. Dans sa lecture, il ne saurait impliquer une manière de pratiquer, car après tout, rien n'empêchera des acteurs de jouer Phèdre en se tordant de rire et avec un accent ridicule. Le support est là pour aider et proposer des idées concrètes à celui qui est désireux de mener une histoire de vampires dans une Londres contemporaine. Là où le support devient une aide pour la création, c'est lorsqu'il propose des éléments concrets pour permettre de faire art. Là encore, il faudrait un terme ; et il ne s'agit ni de règles, ni de descriptions de cadre. Par souci d'économie, j'appellerai ces éléments “propositions narratives”. Le support de création pour la pratique de Vampire-Requiem à Londres a ainsi trois types de propositions narratives. La première concerne les “problématiques”, la deuxième concerne les “agencements créatifs”, la troisième concerne les “lignes d'interprétation des protagonistes”. Chaque type de proposition est séparé des autres, puisque les “agencements créatifs” sont la description des événements et des lieux du scénario et de ses situations, les “problématiques” concernent la raison d'être des scénarii et la finalité de ma création dans la ville de Londres, et les “lignes d'interprétation des protagonistes” désignent et décrivent ces derniers dans leur relation avec les “problématiques”.
La partie “problématique” expose celle de la campagne (ce dernier terme est-il trop connoté ? Faudra-t-il plutôt employer “chronique”, comme l'avait fait White-Wolf pour dissocier le “storytelling chronicle” du “campaign game” de Donjon et Dragons ?). Ici, il s'agit du thème du “visage”. Pour être précis, il s'agit d'illustrer tout au long de la chronique cette dichotomie entre le visage et la tête. Le visage est ce qui s'est construit, ce qui ne change plus ou peu, et qui se fige peu à peu tel un masque arborant un rictus. La tête, au contraire, est mouvance, ses traits ne sont pas fixés, pas encore. En ce sens, d'un côté le visage est la marque d'une personnalité affirmée mais qui change difficilement, tandis que la tête est la marque d'une personnalité qui échappe aux codes et sait se faire mouvance. La chronique ne va pas seulement illustrer, il va s'agir de proposer des “agencements créatifs” dans lesquels les situations proposent d'explorer ce problème. Chaque histoire comportera un problème à résoudre et ce problème sera sous-jacent à la problématique globale de la visagéité. En tant qu'élément du “support de création rôlistique”, le texte de la problématique est là pour expliquer au meneur ce qu'est ce problème, en quoi il est pertinent et ce qu'il permettra d'explorer, tout en donnant des exemples et des lignes d'interprétation pour qu'il puisse faire en sorte que les “acteurs” vivent ces problèmes par le biais de leurs “incarnations”.
Dès lors, le meneur a une problématique globale pour sa chronique. Il lui manque des éléments de situation et des lignes d'interprétation pour les protagonistes. Chaque protagoniste va donc être présenté. Au lieu de donner des statistiques chiffrées ou même une historique, il va s'agir de préciser comment la problématique s'exprime dans le protagoniste. Je prends l'exemple d'un ancien vampire qui après avoir vu la pièce de Shakespeare, Hamlet, s'est rendu compte que celle-ci était la répétition de ce que, lui, avait vécu jadis, de sorte qu'ayant joué véritablement Hamlet, il est volontairement entré dans le rôle et a revêtu le "visage" du personnage pour décider de vivre et revivre la tragédie et emmener les vampires de Londres dans son délire et forcer les intrigues à prendre le "visage" de la pièce, enlevant à la vie sociale son droit à être une "tête", à être changement. Ici, on n'aura ni les caractéristiques de l'individu, ni même les détails de son passé qu'on sait être à l'image de Hamlet. Ici, le support propose un protagoniste qui, s'il est interprété selon ce paradigme, obligera le meneur à créer à partir de ce matériau, mais en plus s'intègrera à la problématique globale et permettra d'avoir une oeuvre unie sans dissonances improductives.
Enfin, les agencements créatifs seront aussi nombreux que la chronique sera longue. L'un d'eux utilisera par exemple le protagoniste sus-cité comme composante, matériau premier. Dans celui-ci, le support présentera l'enjeu précis d'une histoire à jouer et quelques situations probables, à titre d'exemple, avec des conseils. L'enjeu, pour les “incarnations”, sur ce scénario-là, consiste aussi à se positionner et agir vis-à-vis de la problématique : se soumettront-ils au rôle que l'ancien leur impose, ou bien embrasseront-ils le droit au changement et feront-il "tête" et front à cet ancien ? Que se passe-t-il au moment où l'ancien qui parle et déclame Hamlet en s'adressant à son Ophélie qu'il voit dans une incarnation ? “L'actrice” doit se positionner, et le support insiste sur la situation pour permettre au meneur de mettre en scène avec plus d'intensité la problématique : conseils de musique, exclamations préparées pour le protagoniste, éléments de description choisis en accord et tirés de l'Hamlet de Shakespeare, et ainsi de suite. Il faut que l'actrice réalise qu'elle est dans cette problématique : devenir Ophélie, porter son masque et devenir ce visage, ou résister en tant que tête vivante et autonome.
J'espère être plus clair en précisant ainsi quelques exemples de matérialisation du “support de création rôlistique”. On pourrait en imaginer bien d'autres. Un support consacré à la synesthésie dans Nobilis (comment parvenir à s'identifier à des concepts vivants ?), un support consacré à l'utilisation de la musique, un support présentant un monde sans scénarii mais avec un problème global (comme la dichotomie entre le mythe et la réalité, ce qui aurait pu être une bonne manière de présenter Glorantha si on l'interprète non comme monde magique mais comme monde où tout le monde pense que le tout est magique). Autrement dit, un support est là en tant qu'aide de création comme le supplément est là en tant qu'aide de jeu. La terminologie ainsi dégagée permettra, je le souhaite, non seulement de mettre fin à des débats sans fin sur la légitimité des propositions (ceci est injouable, ceci est une amusette, ceci est prise de tête, etc...), mais aussi de permettre aux personnes ambitieuses d'exister en tant qu'artistes. Car c'est d'ambition qu'il s'agit ici, et s'il est condamné à la pratique ludique, le rôliste risque bien, s'il préfère la création artistique, de sombrer dans le dégoût de soi (“mais au fond, je me distrais”) ou celui des autres (“tu n'es pas artiste mais joueur”). Cette ambition de proposer un nouveau domaine d'art à part entière vise aussi à permettre à ce domaine de se donner les moyens de croître et d'exister, car je suis convaincu que le “rôlisme” en tant que création artistique est dans sa genèse et a la possibilité de se hisser hors de la sphère de la consommation passive. Encore faut-il s'en donner les moyens.
Manifeste pour la reconnaissance d'une forme d'art
A bien regarder les échanges sur les différents forums consacrés aux jeu de rôle, j'ai pu constater un problème récurrent qui me semble au fondement d'un bon nombre de disputes et d'incompréhensions. La question de savoir ce qu'est le jeu de rôle est un enjeu vu et revu, mais dont la problématique me semble avoir été bien mal envisagée. J'entends ici que, d'après mon expérience, ceux qui s'y attaquent essaient de faire rentrer dans la définition une pluralité de pratiques et d'être ainsi génériques, ou bien excluent de fait un ensemble de tentatives en qualifiant certains jeux indies d'”olni” (objet ludique non identifié), ou encore donnent la définition commerciale du jeu de rôle en décrivant celui-ci comme une activité de narration collective dans laquelle un maître du jeu présente un scénario qui servira de support à l'improvisation des joueurs dont les décisions seront régulées par des règles et un système de jeu. Non seulement ces tentatives me semblent insatisfaisantes, mais elles me semblent en plus inopérantes, voire pire, nuisent à la reconnaissance du jeu comme phénomène à part entière. Déjà, alors que j'ai ici écrit une dizaine de lignes, mon propre discours souffre de la pénurie de vocabulaire existant dans le milieu du jeu de rôle. En parlant de “reconnaissance du jeu”, je dis d'emblée que je “joue” et je désigne mon activité comme ayant une connotation ludique. Combien de fois, sur les forums, ai-je vu le même argument tenter de balayer toute tentative pour proposer un regard non ludique mais plutôt créatif sur le jeu de rôle, position consistant à dire que l'activité est “jeu de rôle”, c'est-à-dire “roleplaying game” et que le terme de “game” renvoie immédiatement au fait que cette activité est un “jeu”, un “amusement”. A y réfléchir, je crois qu'ils ont raison, et qu'employer le terme “jeu de rôle” revient à reconnaître à l'activité une dimension ludique, amusante.
Or, c'est bien là que le bas blesse, car si à l'époque de Gary Gygax, le jeu de rôle est une activité ludique à part entière, proche de certains jeux de plateau, le paysage contemporain est habité par une pluralité de produits et une diversité de pratiques. Si certains jeux se veulent purement ludiques, jubilatoires et agents de défouloir, d'autres se veulent introspectifs, artistiques, dramaturgiques. La dichotomie est ici posée : si bon nombre de joueurs se trouvent au confluent de ces deux extrêmes, une part non négligeable embrassent l'extrémisme. On voit d'autant plus cette situation s'enliser que les produits vendus dans le commerce tendent à être “commerciaux”, expression paradoxale et tautologique puisque tout produit vendu est par essence commercial. Ici, commercial signifierait “jeu produit dans le but de faire du chiffre”, et c'est aussi là un problème récurrent de la production artistique : pour vivre, le producteur doit exiger de son artiste un produit vendable donc qui plaise et qui ne décontenance pas ; par suite, ce qui ne décontenance pas est ce à quoi l'acheteur est habitué, et ce à quoi l'acheteur est habitué est ce qu'il trouve au quotidien, de sorte que le cercle vicieux est lancé : acheteur et producteur se complaisent dans la même codification du produit. Dans ce cas, le jeu de rôle vendable devient le jeu de rôle courant, et ce dernier est le jeu dit par redondance “ludique”. Mais ce serait un crime spirituel que de refuser tout statut à la production de jeux indies qui ne visent pas le chiffre mais la reconnaissance ou, pourrais-je dire, le statut d'existence. Dans ce cas, les jeux indies ne risquent-ils pas à terme de disparaître ? Ou ne se limitent-ils pas leur champ d'action en se posant comme “jeux de rôle expérimentaux ou indépendants” ? Ou bien, s'ils continuent d'exister en marge, ne risque-t-on pas de voir se creuser un fossé dans la pratique ?
Mais dans ce cas, pourquoi ne pas dissocier la pratique ? Tel est l'enjeu de mon propos. Lorsque je dis à des amis que je pratique le jeu de rôle, immédiatement, la connotation devient négative, car je dis qu'à côté de mon métier d'enseignant et chercheur en philosophie, je me repose en m'amusant dans des mondes imaginaires. Et quel regard porteraient mes collègues si je leur disais que j'ai cette pratique ! Et dès lors que j'ajouterais que je pratique le jeu de rôle pour découvrir et tester des problématiques philosophiques, je deviendrais un objet d'étrangeté. Autre situation problématique : je suis chercheur en art et comme tout chercheur en art, je me dois pour être crédible de pratiquer l'art ; outre le fait que j'écris, je considère la pratique du jeu de rôle comme activité artistique à part entière. Mais quelle légitimité aurais-je à dire à un collègue peintre que mon activité artistique est le jeu de rôle ? Je peux au mieux espérer l'attitude dubitative s'il connaît justement le milieu du jeu de rôle. Autrement dit, la reconnaissance du jeu de rôle comme “potentielle” pratique artistique vient vraisemblablement du fait qu'elle n'est que potentielle. Elle peut l'être et le sera dans des cas restreints, tout comme le cinéma n'est pas considéré comme art par certains chercheurs en art plastique parce que le cinéma a une forte dimension ludique. Autrement dit, le cinéma, pour obtenir le droit à se poser comme art s'est vu reconnaître l'appellation de “cinéma d'art et d'essai”. Cela le laisse toujours à portée des critiques des mécontents qui jugent pompeuses de telles productions, mais cela permet aux cinéastes ambitieux et dont la vocation est la création artistique d'être acceptés dans le milieu de l'art.
Qu'on me comprenne bien : mon but est pluriel. Il s'agit d'une part de donner au jeu de rôle un statut partiel d'activité artistique pour qu'il puisse être reconnu comme tel, mais aussi de séparer les pratiques comme dans le cinéma pour calmer les conflits et donner à chaque pratique sa légitimité. Bien entendu, séparer en deux l'activité cinématographique laisse une place pour les hybrides, puisqu'après tout, un film comme 2001, l'odyssée de l'espace, a évidemment statut de grand spectacle et d'oeuvre d'art à la fois. De même, séparer le jeu de rôle artistique du jeu de rôle ludique laissera la place à l'hybridation. Quelles conséquences, alors, d'une telle séparation ? Essentiellement une visibilité accrue en plus d'une légitimité d'existence. Il me faut ici proposer une terminologie. Trouver le bon terme est sans doute difficile, et je me permets quelques suggestions. Après avoir considéré les termes gauches et inadéquats de “mondéisme” (en tant qu'exploration de mondes), “psychodrame” (en tant qu'exploration psychologique d'un rôle), de “dramaturgisme” (au sens de “faire un drame”), de “narrativisme” (connoté avec la traduction de la théorie de Edwards), je n'ai actuellement rien trouvé de mieux que “création rôlistique”. Aussi garderai-je ce terme pour toute la fin de cette réflexion. J'opposerai donc ici “jeu de rôle” et “création rôlistique”. En ce sens, l'achat d'un jeu de rôle revient à acheter un “livre de jeu de rôle” contenant des règles et un monde, tandis que l'achat d'une “création rôlistique” est en fait l'achat d'un “support de création rôlistique” qui contiendra réflexions, règles et éventuellement un monde pour permettre une activité de composition narrative ayant pour finalité de faire de l'art.
A la question légitime et attendue : “comment s'assurer qu'il y aura art, d'autant qu'il sera difficile de savoir ce qu'est un acte d'art ?”, je répondrai qu'un “support de création rôlistique” est justement quelque chose qui permet de faire de la création rôlistique, ni plus, ni moins, et en aucune façon ne mène à une activité d'amusement. En ce sens, faire de la création rôlistique, c'est vivre une intense expérience de créativité, d'abord à un seul s'il y a un meneur (car le meneur fait d'abord création à lui seul comme le fait le réalisateur d'un film au départ ou la fin en ouvrant et en fermant l'activité filmique), ensuite à plusieurs lors de la production commune. En ce sens, la création rôlistique atteint un statut sans précédent dans toute l'histoire de l'art : il s'agit d'une objet artistique n'ayant pas visée à la contemplation et la participation de l'extérieur. Comme toute oeuvre d'art, celle-ci est indépendante, mais cette indépendance est sous-tendue par le fait qu'elle le restera et échappera à toute tentative pour l'aliéner par le regard puisqu'elle disparaîtra dès l'instant où elle est achevée. Il serait même tentant de dire que la création rôlistique permet d'accomplir quelque chose qui a été cherché durant trente siècles dans le domaine des arts : la production d'une oeuvre indépendante qui existe pour elle-même et librement. Non pas qu'elle serait supérieure à d'autres arts, puisque ce qu'elle gagne ici, dans cette indépendance, elle le perd dans l'absence de permanence : l'oeuvre de création rôlistique est éphémère. Elle peut bien être enregistrée, mais elle perd alors sa substance puisque sa consistance réside dans l'intersubjectivité des pratiquants au moment où ils produisent. Autrement dit, la création rôlistique est un nouveau domaine artistique, au même titre que le cinéma et le théâtre, et ma thèse consiste à dire que ce qui empêche justement cette activité d'être reconnue en tant que telle, c'est qu'elle est assimilée à son pendant ludique, d'où l'urgence de lui donner un statut particulier en commençant par la baptiser. Forte d'une nouvelle appellation, nous ne souffrirons plus d'entendre : “le joueur n'est pas un acteur, on ne peut pas lui demander de” ; dois-je rappeler que de bons acteurs de théâtre font parfois des rôlistes maladroits ou de mauvais acteurs de cinéma ? “L'acteur” de la pratique rôlistique doit tenter d'être acteur, à la différence du joueur de jeu de rôle qui doit être là pour s'amuser.
Reprenons, après cette disgression sur l'idée que la création rôlistique est un domaine d'art en genèse. Qu'est-ce qu'un “support de création artistique” ? C'est un support lisible (fichier, livre, cd-rom) permettant d'obtenir les éléments nécessaires à la production d'une oeuvre d'art collective (avec ou sans meneur). En ce sens, il faut distinguer le matériel et le matériau. Le matériel est l'objet même du support : le cd de musique d'ambiance, les règles écrites, des fiches d'incarnation (Dois-je dire personnage ? Non, je dirai incarnation pour opérer une distinction, ici aussi) ; la matériau est la matière à partir de laquelle on va produire : autrement dit, un monde intersubjectif composé du monde proprement dit dans lequel se déroule le jeu et qui est donc en évolution, un monde composé aussi du conscient et de l'inconscient des participants. Le “support de création rôlistique” va donc proposer un matériel afin d'utiliser un matériau dans le but de faire art. Je précise qu'il ne s'agit pas de proposer quelque chose qui pousse les participants à cela, car de mon point de vue, les participants devraient avoir posé leurs intentions auparavant. Si l'un d'eux est venu seulement pour s'amuser, la dissonance est inévitable et aucun système n'empêchera cette dissonance. De plus, un “support de création rôlistique” n'exige pas nécessairement un système, il propose des idées, des formes de narration, des paradigmes permettant d'engendrer une séance de création. Il me faut donc, à présent, proposer un exemple précis de “support de création rôlistique” afin de clarifier les concepts. Pour défendre le paradigme que je propose, je fonderai la réflexion sur un support de création rôlistique que j'ai conçu pour moi : une chronique pour Vampire-Requiem à Londres, en l'an 2000.
A quoi ressemble ce support ? C'est un livre rédigé contenant d'abord des informations sur l'univers du jeu : la ville, avec ses protagonistes (non, je ne dirai plus pnj, car cela nuit aussi à ma volonté de proposer un nouveau paradigme rôlistique), leur histoire, leurs intentions. En ce sens, le livre ne diffère pas des guides de cités proposés par White-Wolf, les fameux “By Night” qui offrent également un cadre pour l'action. Dans sa lecture, il ne saurait impliquer une manière de pratiquer, car après tout, rien n'empêchera des acteurs de jouer Phèdre en se tordant de rire et avec un accent ridicule. Le support est là pour aider et proposer des idées concrètes à celui qui est désireux de mener une histoire de vampires dans une Londres contemporaine. Là où le support devient une aide pour la création, c'est lorsqu'il propose des éléments concrets pour permettre de faire art. Là encore, il faudrait un terme ; et il ne s'agit ni de règles, ni de descriptions de cadre. Par souci d'économie, j'appellerai ces éléments “propositions narratives”. Le support de création pour la pratique de Vampire-Requiem à Londres a ainsi trois types de propositions narratives. La première concerne les “problématiques”, la deuxième concerne les “agencements créatifs”, la troisième concerne les “lignes d'interprétation des protagonistes”. Chaque type de proposition est séparé des autres, puisque les “agencements créatifs” sont la description des événements et des lieux du scénario et de ses situations, les “problématiques” concernent la raison d'être des scénarii et la finalité de ma création dans la ville de Londres, et les “lignes d'interprétation des protagonistes” désignent et décrivent ces derniers dans leur relation avec les “problématiques”.
La partie “problématique” expose celle de la campagne (ce dernier terme est-il trop connoté ? Faudra-t-il plutôt employer “chronique”, comme l'avait fait White-Wolf pour dissocier le “storytelling chronicle” du “campaign game” de Donjon et Dragons ?). Ici, il s'agit du thème du “visage”. Pour être précis, il s'agit d'illustrer tout au long de la chronique cette dichotomie entre le visage et la tête. Le visage est ce qui s'est construit, ce qui ne change plus ou peu, et qui se fige peu à peu tel un masque arborant un rictus. La tête, au contraire, est mouvance, ses traits ne sont pas fixés, pas encore. En ce sens, d'un côté le visage est la marque d'une personnalité affirmée mais qui change difficilement, tandis que la tête est la marque d'une personnalité qui échappe aux codes et sait se faire mouvance. La chronique ne va pas seulement illustrer, il va s'agir de proposer des “agencements créatifs” dans lesquels les situations proposent d'explorer ce problème. Chaque histoire comportera un problème à résoudre et ce problème sera sous-jacent à la problématique globale de la visagéité. En tant qu'élément du “support de création rôlistique”, le texte de la problématique est là pour expliquer au meneur ce qu'est ce problème, en quoi il est pertinent et ce qu'il permettra d'explorer, tout en donnant des exemples et des lignes d'interprétation pour qu'il puisse faire en sorte que les “acteurs” vivent ces problèmes par le biais de leurs “incarnations”.
Dès lors, le meneur a une problématique globale pour sa chronique. Il lui manque des éléments de situation et des lignes d'interprétation pour les protagonistes. Chaque protagoniste va donc être présenté. Au lieu de donner des statistiques chiffrées ou même une historique, il va s'agir de préciser comment la problématique s'exprime dans le protagoniste. Je prends l'exemple d'un ancien vampire qui après avoir vu la pièce de Shakespeare, Hamlet, s'est rendu compte que celle-ci était la répétition de ce que, lui, avait vécu jadis, de sorte qu'ayant joué véritablement Hamlet, il est volontairement entré dans le rôle et a revêtu le "visage" du personnage pour décider de vivre et revivre la tragédie et emmener les vampires de Londres dans son délire et forcer les intrigues à prendre le "visage" de la pièce, enlevant à la vie sociale son droit à être une "tête", à être changement. Ici, on n'aura ni les caractéristiques de l'individu, ni même les détails de son passé qu'on sait être à l'image de Hamlet. Ici, le support propose un protagoniste qui, s'il est interprété selon ce paradigme, obligera le meneur à créer à partir de ce matériau, mais en plus s'intègrera à la problématique globale et permettra d'avoir une oeuvre unie sans dissonances improductives.
Enfin, les agencements créatifs seront aussi nombreux que la chronique sera longue. L'un d'eux utilisera par exemple le protagoniste sus-cité comme composante, matériau premier. Dans celui-ci, le support présentera l'enjeu précis d'une histoire à jouer et quelques situations probables, à titre d'exemple, avec des conseils. L'enjeu, pour les “incarnations”, sur ce scénario-là, consiste aussi à se positionner et agir vis-à-vis de la problématique : se soumettront-ils au rôle que l'ancien leur impose, ou bien embrasseront-ils le droit au changement et feront-il "tête" et front à cet ancien ? Que se passe-t-il au moment où l'ancien qui parle et déclame Hamlet en s'adressant à son Ophélie qu'il voit dans une incarnation ? “L'actrice” doit se positionner, et le support insiste sur la situation pour permettre au meneur de mettre en scène avec plus d'intensité la problématique : conseils de musique, exclamations préparées pour le protagoniste, éléments de description choisis en accord et tirés de l'Hamlet de Shakespeare, et ainsi de suite. Il faut que l'actrice réalise qu'elle est dans cette problématique : devenir Ophélie, porter son masque et devenir ce visage, ou résister en tant que tête vivante et autonome.
J'espère être plus clair en précisant ainsi quelques exemples de matérialisation du “support de création rôlistique”. On pourrait en imaginer bien d'autres. Un support consacré à la synesthésie dans Nobilis (comment parvenir à s'identifier à des concepts vivants ?), un support consacré à l'utilisation de la musique, un support présentant un monde sans scénarii mais avec un problème global (comme la dichotomie entre le mythe et la réalité, ce qui aurait pu être une bonne manière de présenter Glorantha si on l'interprète non comme monde magique mais comme monde où tout le monde pense que le tout est magique). Autrement dit, un support est là en tant qu'aide de création comme le supplément est là en tant qu'aide de jeu. La terminologie ainsi dégagée permettra, je le souhaite, non seulement de mettre fin à des débats sans fin sur la légitimité des propositions (ceci est injouable, ceci est une amusette, ceci est prise de tête, etc...), mais aussi de permettre aux personnes ambitieuses d'exister en tant qu'artistes. Car c'est d'ambition qu'il s'agit ici, et s'il est condamné à la pratique ludique, le rôliste risque bien, s'il préfère la création artistique, de sombrer dans le dégoût de soi (“mais au fond, je me distrais”) ou celui des autres (“tu n'es pas artiste mais joueur”). Cette ambition de proposer un nouveau domaine d'art à part entière vise aussi à permettre à ce domaine de se donner les moyens de croître et d'exister, car je suis convaincu que le “rôlisme” en tant que création artistique est dans sa genèse et a la possibilité de se hisser hors de la sphère de la consommation passive. Encore faut-il s'en donner les moyens.