Shock: vous propose de jouer des histoires de science-fiction abordant des questions contemporaines fortes, d'ordre politique, sociale ou philosophique, à la manière d’œuvres comme Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley, 1984 de Georges Orwell ou encore Blade Runner de Ridley Scott (inspiré d'un livre de Philip K. Dick).
Je suis passionné par les sciences sociales et en particulier par ses aspects les plus critiques, qui interrogent notre société et notre mode production, autant vous dire que j'avais très envie de jouer à ce jeu et que cette première partie était attendue depuis longtemps (c'est probablement un des premiers jeux que j'ai acheté, sans jamais avoir le temps de le jouer).
Création du monde
Le jeu montre une compréhension profonde du genre de science-fiction décrit ci-dessus, puisqu'il propose aux participants de créer le monde futur dans lequel va se dérouler l'histoire grâce à deux grands éléments: les Problématiques (Issues en anglais) et le Choc (Shock en anglais).
Les Problématiques sont donc les questions sociales, politiques ou philosophiques que la partie et ses personnages vont aborder, qui se posent dans la société actuelle et que se posent les participants. Nous avons choisi:
- Devoir familial
- Surveillance
- L'identité fondée sur l'apparence physique
- Création de mythes
Chacun "possède" une Problématique ou le Choc, au sens forgien de "posséder" (voir cet article de Fred): avoir le veto sur le sujet, pouvoir décider en dernier ressort ce qu'il en est s'il y a conflit parmi les participants. Nous avons réparti ainsi les propriétés:
- Devoir familial: Fabien (Chams)
- Surveillance: Guillaume (Nocker)
- L'identité fondée sur l'apparence physique: Daniel
- Création de mythes: Fabien (moi)
- Jeunesse éternelle (le Choc, donc): Sonia
Il existe un procédé permettant d'arrêter le vieillissement. L'accès à ce procédé est réservé, ceux qui en ont le Droit sont appelés des ayant-droit. On peut gagner ou perdre le Droit, selon des règles morales fixées par l'Etat. Certaines personnes peuvent ainsi vivre très vieilles (des siècles, voire des millénaires). Parmi elles, certaines parviennent à devenir l'objet d'un culte, on les appelle des Parfaits, parce que le fait de vieillir aussi longtemps est considéré comme une marque d'une grande distinction morale. Les Parfaits sont ainsi particulièrement puissants et font du lobby auprès du gouvernement pour orienter en leur faveur les critères d'accès au Droit. C'est donc une société très conservatrice puisque les plus puissants contrôlent l'accès à la puissance.
Pour améliorer encore les choses, un individu est légalement responsable des actions de ses descendants. Comme les Parfaits ont besoin d'avoir une grande réputation et de garder un casier judiciaire vierge, ils font appel à des services privés pour surveiller étroitement leurs descendants et ont, de fait, un droit de vie ou de mort sur eux.
On choisit aussi deux « Fulcrum » (singulier « Fulcra »). Un Fulcra est une paire de manières de faire les choses dans cet univers, opposées l'une à l'autre. Nous avons choisi Hiérarchie vs. Manipulation et Violence physique vs. Violence affective.
Création des Protagonistes
Puis nous avons créé les Protagonistes, c'est-à-dire les personnages principaux de l'histoire (sauf moi qui ai décidé de ne pas jouer de Protagonistes parce que nous disposions de peu de temps et que nous étions déjà assez nombreux).
La création des Protagonistes est assez peu contrainte: il faut définir qui est le personnage, comment il aborde une des Problématiques de l'univers et décrire trois Particularités (Features en anglais: ce qui rend le personnage exceptionnel). Il faut aussi définir deux Liens (des personnes ou des idées importantes pour le Protagoniste) et un But dans l'Histoire (Story Goal en anglais). Ce But est celui du participant pour son Protagoniste, pas forcément celui du Protagoniste (qu'on peut vouloir voir mourir ou échouer par exemple). Enfin, le participant doit mettre un chiffre pour chaque Fulcra, qui détermine si le Protagoniste réussira plus ou moins bien en utilisant l'une ou l'autre manière de faire les choses, par exemple pour nous si le Protagoniste s'en sortira mieux en utilisant sa position hiérarchique ou en manipulant l'autre ; on ne peut être bon dans l'un et l'autre, il faut choisir.
Puis nous avons créé les Antagonistes qui chacun s'oppose à un Protagoniste. Un Antagoniste est créé et joué par le participant assis à la gauche du participant qui joue le Protagoniste auquel l'Antagoniste est opposé. Un Antagoniste peut être une personne ou un groupe qui va mettre des bâtons dans les roues du Protagoniste.
[Je parle d'ailleurs ici de « participant » et pas de « joueur » dans la mesure où c'est un jeu de rôle sans meneur de jeu et que le terme « joueur » est souvent utilisé par opposition à meneur.]
De mémoire à nouveau, voici les Protagonistes et leurs Antagonistes créés:
- Daniel a créé Hermès, un Parfait souhaitant faire disparaître sa légende ; son Antagoniste, joué par Guillaume (Nocker), était un groupe de Parfaits, les Titans, cherchant à conserver le mythe des Parfaits en général
- Guillaume (Nocker) a créé Alan, un hacker ayant réussi à se faire passer pour un ayant-droit et cherchant à faire disparaître le système de surveillance étatique contre les fraudeurs de son espèce ; son Antagoniste, joué par Sonia, était la division de la police traquant les fraudeurs comme lui
- Sonia a créé Mozart, un ayant-droit très âgé, cherchant à prendre la place de son jumeau Parfait ; son Antagoniste était son jumeau Parfait, Agamemnon, joué par Fabien (Chams)
- Fabien (Chams) a créé Byron, le favori à la beauté divine d'une Parfaite, Calliopé ; son Antagoniste était la division de la police surveillant spécifiquement les Parfaits, jouée par moi
Fonctionnement du jeu
Le jeu se joue par scène. Durant chaque scène, un Protagoniste va être confronté à un Antagoniste et chercher à se sortir de la situation. La scène se termine toujours sur un Conflit entre eux (j'explique après comment ça se passe). Une fois la scène terminé, le participant qui jouait l'Antagoniste joue son Protagoniste et celui qui est assis à sa gauche joue son Antagoniste.
Pour le premier tour de table, les scènes sont mises en place (que se passe-t-il ? où est-ce ? qui est là ?) par les Protagonistes. Après ce sont les Antagonistes qui mettent en place les scènes. Les scènes d'un Protagoniste à l'autre peuvent n'avoir aucune relations entre elles, plusieurs histoires indépendantes peuvent se poursuivre parallèlement puisque ce qui est intéressant c'est l'exploration des Problématiques et des conséquences sur Choc sur elles.
Lorsqu'on arrive à la dernière scène d'un Protagoniste (en général au bout de trois scènes), le Conflit doit (entre autres) décider si le But de l'Histoire est atteint et son histoire se finit là.
Le Protagoniste comme l'Antagoniste annoncent chacun leur Intention (ce qu'ils veulent faire durant le Conflit), de manière à ce que les Intentions soient indépendantes: l'échec ou la réussite d'une Intention ne doit pas empêcher ou forcer l'échec ou la réussite de l'autre Intention.
Puis, chacun prend un certain nombre de dés (entre 3 et 6), choisissant combien de dés il allouera pour réaliser son Intention et combien il allouera pour empêcher celle de l'autre.
Chacun lance les dés ce qui permet de déterminer si chaque Intention se réalise ou pas*. Les autres participants (le public) lancent aussi des dés et peuvent influer sur ces résultats. Le Protagoniste peut mettre en jeu un de ses Liens pour relancer les dés assignés à une Intention ou à l'autre; à la fin du Conflit il doit décider comment la relation à ce Lien change.
Une fois que l'on a déterminé si chaque Intention se réalise ou échoue, on raconte comment cela se passe et la scène se termine.
*La résolution des Conflits m'a fait des nœuds dans la tête, je ne détaille donc pas la technique précise, qui n'a d'ailleurs que peu d'importance en soi.
Il y a trois subtilités supplémentaires:
- dans certaines conséquences (qui peuvent être provoquées), il peut y avoir escalade dans certains cas: le Protagoniste donne une Intention ayant des conséquences plus vastes et plus ambitieuse et relance ses dés
- lorsqu'un Protagoniste échoue à son Intention, il gagne une Particularité supplémentaire, ce qui lui permet ensuite de lancer plus de dés au Conflit suivant; un participant peut donc faire échouer volontairement son Protagoniste pour lui donner de l'« expérience » et du caractère et ainsi se renforcer pour le dernier Conflit où se décide le But de l'Histoire
- le Protagoniste peut choisir combien de dés il va utiliser durant la scène, ce qui lui permet de choisir s'il sera plus ou moins puissant, mais sa réserve de dés s'amenuise progressivement; il y a notamment la question de savoir combien de dés il veut conserver pour la dernière scène où se décide le But de l'Histoire du Protagoniste
Si tout ceci est trop flou, posez-moi plus de questions.
***
Fiction créée
Je me permets de résumer rapidement chaque scène et de ne pas aller dans les détails des résolutions, dont je serais de toute manière incapable de me souvenir. J'indique au début de chaque scène le participant du Protagoniste pour clarifier un peu les choses.
Premier tour de table
Daniel (Nocker): Hermès est chez lui, entrain de travailler. Une de ses assistantes tente de l'empoisonner. Il résiste au poison et parvient à lui faire avouer qu'elle travaille pour les Titans. Ca tombe bien, ils ont invité Hermès à un gala pour bientôt.
Guillaume: Alan tente de prendre le contrôle d'un système de surveillance dans un quartier. Il échoue et son nom ainsi que celui de son fils et de la mère de son fils sont repérés par la police.
Sonia: Mozart organise une réception pour l'anniversaire de son fils, Salieri. Agamemnon, le frère Parfait de Mozart, débarque et propose à Salieri pour son anniversaire de l'adopter. Salieri refuse mais Mozart ne parvient pas à discréditer son frère.
Fabien (Chams): Byron est contacté durant une fête par la police qui enquête sur sa maîtresse. La police le convainc de travailler pour elle, mais lui ne parvient à faire voir les choses différemment à son interlocuteur.
Deuxième tour de table
Daniel: Hermès est cueilli à la sortie du gala par des urgentistes et un médecin qui veulent le faire interner dans un hôpital psychiatrique de luxe (clairement une manoeuvre des Titans). Hermès parvient à faire avouer au médecin que c'est un coup des Titans, alors que ceux-ci sortent également du gala et que de nombreux journalistes sont venus pour couvrir l'internement d'Hermès (un Parfait !). Hermès est malgré tout interné.
Guillaume (Nocker): Alan est attendu chez lui par toute sa famille, en particulier sa grand-mère, qui veut l'enfermer dans leur cave parce qu'il est en dangereux pour eux (souvenez-vous qu'on est légalement responsable de ses descendants). Il parvient à s'échapper, mais ses vivres et ressources lui sont totalement coupées.
Sonia: alors que Mozart profite de la vie sur son île privée, son frère débarque pour lui faire du chantage: soit Mozart abandonne sa fortune (il est très riche), soit il abandonne son Droit; Mozart parvient à capturer son frère pour le torturer dans sa cave et à l'empêcher d'agir
Fabien (Chams): Byron doit guider un agent de la police infiltré au bureau de sa maîtresse Parfaite, pour qu'il puisse obtenir les informations nécessaires à son arrestation; ils sont surpris par la Parfaite: Byron parvient à se faire pardonner par elle, mais l'agent parvient à s'enfuir avec les informations nécessaires
Troisième et dernier tour
Daniel: On administre à Hermès un traitement psychothérapeutique de choc pour lui faire à nouveau croire à sa propre divinité, qu'il doit affirmer durant une conférence de presse (les Titans veulent ainsi renforcer leur mythe). Hermès durant le traitement cherche à convaincre son médecin de publier ses résultats, preuve scientifique que les Parfaits sont des humains comme les autres. Les résultats en question sont détruits et le médecin assassiné, mais Hermès résiste au traitement et fini par abandonner son Droit, vieillir et mourir alors que sa légende court toujours.
Guillaume (Nocker): Alan parvient à entrer dans la Préfecture d'où est géré le système de surveillance universel. Il hacke les ordinateurs pour détruire la surveillance une bonne fois pour toute. Guillaume est amené deux fois à escalader son Intention, finalement il ne s'agit pas seulement de détruire la surveillance, mais aussi de révéler tous les dossiers criminels des Parfaits et de détruire toutes les données scientifiques permettant d'arrêter de vieillir. Non seulement il y parvient, mais les agents à sa poursuite ne parviennent pas à le tuer.
Sonia: Mozart, sur une jetée de son île, torture son frère (Agamemnon) attaché à un poteau avant de le tuer. Salieri, le fils de Mozart arrive, mais il est aux ordres d'Agamemnon qui l'a convaincu de tuer son père. Finalement, Salieri tue son père, qui ne parvient pas à tuer Agammenon.
Fabien (Chams): Calliopé a été arrêté et Byron parvient à négocier son témoignage à charge contre elle, en échange d'une échappée vers l'Amérique du Sud où le procédé pour empêcher le vieillissement est toujours conservé secrètement
Les tours de jeu nous ont pris quatre heures et demi, c'est-à-dire l'autre moitié de notre temps total de jeu.
***
Commentaire critique
J'ai essayé de comprendre pourquoi j'avais un peu été déçu par le jeu alors que les autres participants y ont pris apparemment beaucoup de plaisir.
Il y a eu quelques éléments particuliers à la partie:
- je n'ai pas pris de Protagoniste, ce qui m'aurait m'aurait sans doute plus impliqué dans la partie
- les règles de résolution qui m'ont fait des noeuds dans la tête: je pense que ça ira mieux la prochaine fois !
- j'ai mal choisi l'Antagoniste du Protagoniste de Fabien (Chams): la police n'en avait pas vraiment après lui mais plutôt après sa maîtresse, ce qui finalement ne l'a pas vraiment mis en difficulté
Mais je pense qu'il y a aussi un problème inhérent au jeu lui-même. Pour résumer mon point de vue, je crois que ce jeu produit des histoires intéressantes mais ne parvient à pas à réaliser vraiment ce qu'il promet. Shock: me fait un peu l'effet d'une création d'univers géniale sur laquelle on aurait collé des règles de mise en place de scène et de résolution de Conflit fonctionnelles mais assez banales. Je vais développer un peu.
Shock: parvient à créer des histoires intéressantes, ce qui n'est pas le cas de tous les jeux qu'on a pu tester ensemble. Ca tournait assez bien, même si les scènes étaient courtes. Les Antagonistes étaient intéressants et à aucun moment je ne me suis désintéressé de ce qui se passait (le fait que le public puisse intervenir dans les scènes est vraiment une bonne idée).
Par ailleurs, la création du monde et des Protagonistes/Antagonistes valait vraiment la peine d'être faite. Le monde créé était tout à fait dans la lignée de ces mondes de science-fiction avec un fort questionnement social et politique, j'ai trouvé ça génial, l'auteur a vraiment compris un truc essentiel. J'ai éprouvé beaucoup de plaisir à construire ce monde avec les autres participants et à explorer les conséquences du Choc. Le jeu vaudrait presque la peine de n'être joué que pour ça.
Cependant, je n'ai pas trouvé que nous ayons vraiment abordé les Problématiques que nous avions au début:
- Création de mythes: bien illustré, effectivement, grâce au personnage d'Hermès
- Devoir familial: un peu abordé avec la scène où Alan est confronté par sa famille
- Surveillance: à peine abordé par le fait qu'Alan combattait la surveillance, mais c'était bien tout
- L'identité fondée sur l'apparence physique: pas du tout abordé selon moi
Peut-être que l'auteur voulait que son jeu illustre seulement les Problématiques sous le prisme du Choc, mais je trouve très dommage de devoir se contenter de ça, sans être poussé à une vraie démarche intellectuelle, critique, comme c'est le cas dans les œuvres de science-fiction citées précédemment. Par exemple, j'ai toujours trouvé que Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley est une oeuvre renversante parce qu'elle parvient à montrer une société liberticide, totalement déterministe et sans espoir de changement ou d'élévation spirituelle, mais ayant totalement éradiqué toute douleur, toute peur, toute angoisse: voilà qui pose vraiment problème, qui pousse à la réflexion !
Pourtant, je pense que ça aurait été possible, le problème venant principalement, selon moi, de la création des Protagonistes et de la résolution de scène. Il y a beaucoup de règles qui ne servent pas le jeu: quelle est l'utilité des Liens, par exemple ? Non seulement je trouve que ça ne sert pas vraiment le jeu, mais comme c'est le participant du Protagoniste qui décide comment se modifie la relation avec son Lien, cela affaiblit le fait de l'impliquer dans le Conflit. De même, les Buts de l'Histoire peuvent être assez étrangers aux Problématiques, plutôt que d'être liées à elles.
Je pense qu'on pourrait faire un jdr abordant l'aspect proprement problématique, critique, des Problématiques, en prenant exemple sur un jeu comme Les Cordes Sensibles, en liant fortement chaque But de l'Histoire à une Problématique et en ayant, par exemple, qui a une position totalement différente du Protagoniste à propos de la Problématique, pour pouvoir le remettre en cause. Ce ne sont que quelques idées, mais je pense qu'on peut aller plus loin et vraiment proposer une expérience de jeu qui fasse réfléchir.
Mais je le répète, j'ai trouvé que Shock: avait par ailleurs de très très bons aspects ! Et je précise aussi pour les nouveaux venus qu'on me reproche souvent (avec raison) d'être trop exigeant avec les jeux que je joue, donc...
En tant que créateur de jeux, je pense qu'il faut faire attention à ce piège. Ce n'est pas parce qu'un jeu parvient à créer des histoires intéressantes qu'il est fini ou qu'il rempli sa part. Je me dis qu'il faut avoir l'exigence de le pousser au bout, de creuser jusqu'à obtenir une expérience de jeu vraiment neuve.
J'invite les autres participants à réagir et à donner leur vision de la partie, je suis à peu près certain que nous ne sommes pas d'accord ! :)
Les autres commentaires sont également les bienvenus, évidemment.