Après une longue interruption, je reprends ma série d’articles consacrée aux huit zéros, mon modèle de l’indépendance.
J’ai pris du recul par rapport à mon modèle. Il m’est cependant toujours utile. Chacun des huit zéros donne prétexte à débat,matière à régler ma boussole personnelle. Je rappelle que zéro est une abstraction. Ce sont « huit paramètres que je veux tendre vers zéro », pas « huit zéros absolus ». Comme tout modèle, les huit zéros ne peuvent exister de façon parfaite dans la nature.
« Zéro intermédiaire » est l’idée qui m’a fait entrer dans l’indépendance. Si je voulais voir mes projets de publication aboutir, si je voulais en tirer un revenu, je devais me passer d’intermédiaire.
Les intermédiaires peuvent être de toutes sortes. Tous ont quelque chose à apporter. Pour un jeu de rôle, encore plus qu’un roman, on peut en recenser un grand nombre :
+ playtesteurs
+ relecteurs
+ illustrateurs
+ maquettistes
+ créateurs de licence
+ auteurs de système
+ écrivains
+ éditeurs
+ imprimeurs
+ (dans le cas d'impression à la demande, rajouter les frais banquaires et les 20% de commission de Lulu, y compris sur les pdf)
+ distributeurs
+ boutiques
+ sites internet, blogs, forums
+ magazines
+ meneurs en convention
J’en oublie sans doute. Je vous invite à compléter la liste. J’en omets également certains. Je les évoquerai plus tard.
Qu’ont en commun tous ces intermédiaires ? Ils sont talentueux, passionnés, investis. Ils vont tous vous aider à finaliser votre jeu et en faire le meilleur de l’année, le plus beau, le plus fourni, le plus connu, le mieux vendu, le plus joué.
Qu’ont-ils d’autre en commun ? Ils vous prennent du temps, de l’argent, de l’énergie. Ils ont chacun une vision différente de ce que votre jeu devrait contenir, ils ont chacun une critique à émettre. Ils ont aussi chacun des défauts. Ils peuvent être lents, idiots, sans expérience, prétentieux, pas fiables, chers, perfectionnistes, bâcleurs, laxistes, pointilleux, à côté de la plaque. Ou juste tellement géniaux qu’ils vont ruiner votre amour-propre et vous faire renoncer à votre projet. Ils sont la garantie que votre jeu ne soit pas fini avant des années. Chacun peut être l’obstacle de trop qui sonnera le glas de votre jeu. Et surtout ils sont la garantie que le jeu vous aura coûté bien plus qu’il ne vous rapportera jamais.
De la conception à mise en vente sur le site d’impression à la demande lulu.com, le jeu qui m’a demandé le moins d’intermédiaire, S’échapper des Faubourgs, m’a pris 16 jours. Les intermédiaires : L’équipe du concours Game Chef, qui m’a fourni des thèmes imposé et une émulation, un playtesteur, 4 relecteurs, 4 jurys, et bien sûr Lulu. Je conçois le système seul, j’écris seul, je maquette seul. Pour les illustrations, je réalise des photomontages à partir d’images sous licence creative commons. Une trentaine de photographes crédités.
Millevaux Sombre : le Livre Source m’a pris 7 ans. Ont participé : Une centaine de playtesteurs, quelques meneurs, une dizaine de relecteurs, un dessinateur, une grosse centaine de photographes sous licence creative commons crédités pour les photomontages, des sites internet, blogs & forums qui ont fait la promotion de l’univers de jeu, des magazines qui vont publier des critiques et des scénarii. Il manque encore des intermédiaires par rapport à la liste exhaustive. Mais ça illustre ce qui se passe quand on s’éloigne du zéro intermédiaire.
Si j’avais rajouté des éditeurs, distributeurs, boutiques et meneurs en convention dans l’équation, je pense qu’on pouvait rajouter 2 ou 3 ans dans la conception du jeu. Et un bénéfice par livre proche de zéro.
Certes, il y a mille façons de nuancer. D’abord, je souhaite remercier toutes les personnes talentueuses et investies qui ont rendu possible le Livre Source de Millevaux Sombre. Je souhaite célébrer l’aventure humaine que cela représente. Ensuite, en raisonnant sur les échelles, on peut supposer que les Faubourgs ne se vendront jamais aussi bien que Millevaux Sombre et que Millevaux Sombre ne se vendra jamais aussi bien que si c’était un supplément édité pour une gamme éditée. Pour Millevaux Sombre, hormis l’impression à la demande, seuls deux intermédiaires sont rémunérés. Johan Scipion, le propriétaire de la marque Sombre et Agénor Le Ruyer, qui a dessiné les personnages du scénario du Livre Source. Cependant, n’y a-t-il pas matière à réflexion ? Quand un jeu comme Polaris de Ben Lehman, au départ réalisé en moins d’un mois pour un concours, par une seule personne, résonne encore des années plus tard, n’est-on pas en droit de se demander si tous ces intermédiaires ne sont pas superflus ? Quand chaque intermédiaire qui se rajoute divise votre bénéfice par deux et multiplie le temps de conception par deux, est-ce que ça n’est pas tentant de s’en passer ?
Je continuerai sans doute de travailler avec des intermédiaires pour certains livres. Ainsi, pour le jeu Marins de Bretagne, je travaille à nouveau avec l’illustrateur Agénor Le Ruyer. Le jeu se compose d’une règle et de six cartes illustrées par des aquarelles d’Agénor. Il touchera une bonne part des revenus car la qualité de ses aquarelles aura un impact direct sur le succès du jeu. Parce que je fonctionne à l’envie, parce que j’ai toujours répondu positivement quand un illustrateur m’a sollicité, parce que je n’ai pas toujours les ressources pour être autonome sur un projet, je continue donc à travailler avec des intermédiaires.
Mais le peu de recul que j’ai m’incite à consacrer encore plus d’énergie à des projets sans intermédiaire. Tels qu’Inflorenza, où le seul intermédiaire rémunéré est l’illustrateur de la couverture. Et là encore, c'est en réponse à la sollicitation de cet illustrateur.
Il reste un intermédiaire de taille que je n’ai pas évoqué : Lulu.com. L’impression à la demande me ponctionne une part phénoménale du prix de vente. Ainsi, S’échapper des Faubourgs, tous frais confondus, va coûter la bagatelle de 14 € 75 à l’acheteur. Au final, je perçois 5.23 € de revenu. Si j’enlève les frais bancaire de conversion dollars, euros, je suis plutôt autour de 4 €, 4.50 €. Tant et si bien que je considère comme envisageable la perspective d’imprimer par mes propres moyens.
Coûteux en argent, coûteux en temps, dangereux pour l’intégrité d’un jeu, voilà ce que sont les intermédiaires. Il n’empêche qu’ils sont un mal nécessaire. Si l’indépendance existe telle qu’elle est définie (un jeu indépendant est un jeu créé sans l’intermédiaire éditeur), l’indépendance totale est un leurre. Il est difficile, sinon impossible, de créer un jeu seul. D’autant plus que j’ai omis de parler de trois derniers, indispensables, précieux intermédiaires : les acheteurs, les lecteurs et les joueurs.
Je ne peux pas atteindre l’indépendance totale car elle est un leurre. Je ne peux pas atteindre le zéro intermédiaire. Si je tente de réduire le nombre d’intermédiaire, je tâche d’accepter l’existence de certains et surtout de la considérer pour ce qu’elle est avant tout : un cadeau que vous font ces gens, cadeau de leurs idées, cadeau de leur temps, cadeau de leur talent. J’évite de penser que ça puisse ou que ça doive être totalement gratuit. Si financièrement çà me coûte, artistiquement c’est un très solide apport. Je vois aussi cela comme un investissement. Un projet à beaucoup d’intermédiaires tels que Millevaux Sombre m’a permis de me faire connaître. Ça rentabilise mes projets à peu d’intermédiaire tels que Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres. Mais en tâche de fond, je veille. Je ne renonce pas à participer à un modèle où l’auteur n’est pas uniquement la base d’une chaîne alimentaire et peut espérer tirer profit de son travail malgré des volumes de vente modestes. Et s’il s’avère que ce modèle échoue, il faudra trouver une autre façon de vivre de mon travail que la vente de livres. Ça n’a rien qu’un combat gagné d’avance.
Il reste un dernier intermédiaire à évoquer. Les références. Aucune création ne part de rien. Millevaux Sombre se base sur des milliers de références. En fait, toute cette abondance (multitude des influences, multitude des collaborateurs) m’enthousiasme autant qu’elle me déroute. Les projets plus simples me procurent une bouffée d’oxygène.