Ici, je vais vous exposer en détail mon modèle économique, c'est-à-dire de ce que me coûte et me rapporte Monostatos et des choix que j'ai fait. J'ai déjà eu hors du forum de nombreuses discussions à ce sujet, j'invite donc celles et ceux qui le souhaitent à exprimer leur point de vue sur le sujet et à venir en débattre !
Je crois que le milieu du jdr ne parle pas assez ouvertement de ces questions, qui sont pourtant essentielles si on veut que notre loisir soit économiquement viable. Ce non-dit est d'autant plus dommageable que finalement il empêche d'entrer ceux qui n'y connaissent rien et ne connaissent personne pour leur transmettre ces informations. Donc, pour l'indépendance, partageons ces informations et parlons d'argent.
Objectifs
Je me suis posé deux objectifs en réfléchissant à mon modèle:
- Je ne veux pas avoir à prendre de risque financier, c'est-à-dire que je veux n'avoir à avancer que des sommes limitées, si possible rien du tout. Ainsi, si Monostatos se plante, ce ne sera qu'une blessure d'orgueil.
- Je veux pouvoir rémunérer correctement mes partenaires et pouvoir encore me payer des déplacements en convention. Faire un bénéfice au-delà n'était pas dans mes objectifs, tout simplement parce que je ne cherche pas à vivre de cette activité.
Pour faire les choses de la manière la plus claire possible, je vous propose de faire le tour des différents coûts, puis de voir comment cela s'insère dans le reste de la commercialisation.
Coûts
Coûts variables
Un ouvrage de Monostatos coûte 4€12 à imprimer chez Lulu. C'est dû notamment au fait d'utiliser un format A5 qui est un des moins coûteux proportionnellement au nombre de pages (n'hésitez pas à faire plusieurs simulations avec l'outil de création de livre de Lulu).
Je rémunère Tresadenn 2€ par ouvrage vendu (= tous les ouvrages à l'exception des exemplaires presse et de l'exemplaire pour le dépôt légal). Je lui fais les versements après la vente, dès que le total a atteint une somme significative. Je ne connais pas les tarifs et les pratiques associées au monde l'illustration, mais si Monostatos atteint les 100 exemplaires vendus, Tresadenn aura été rémunéré 200 euros pour un logo, une illustration de couverture et 11 illustrations intérieures ; et plus, si le jeu marche mieux. De mon point de vue, c'est un effort réel mais proportionné. Le gros avantage de ce mode de rémunération pour dire les choses clairement, c'est que c'est Tresadenn qui prend les risques pour son travail. Si Monostatos se plante, il aura travaillé pour rien (ou trop peu). Au contraire, si le jeu marche bien, il sera bien rémunéré. Dans tous les cas, je suis protégé à moindre frais. Merci à Tresadenn de sa confiance.
Coûts fixes
Comme je l'ai déjà dit, mon abonnement à OVH pour héberger mon site me coûte 28€56, TVA comprise.
Il y a également d'autres coûts moins visibles tels que les exemplaires presse (j'en ai distribué 7 à l'heure actuelle), ainsi que les éventuels vols (je me suis fait chourrer un exemplaire jusque là durant une convention).
Bien que la situation ne se soit pas présentée jusque là, je rémunèrerai également celles et ceux qui vendraient Monostatos pour moi (sur des conventions auxquelles je n'ai pas accès par exemple), comme je le fais pour Prosopopée et Sens. En ce qui me concerne, je proposerai une commission de 2€ par exemplaire vendu ainsi par quelqu'un d'autre, en prenant sur moi les risques (en cas de perte, vol ou si simplement les ouvrages ne se vendent pas). Autre avantage de Lulu de ce point de vue: je peux l'expédier directement chez vous, je n'ai pas besoin de vous les apporter ou vous les envoyer. Comme c'est une question de grande confiance, donc ça exige que je connaisse bien la personne.
Il y a enfin des coûts fixes liés au déplacement en convention (si vous en faites), essentiellement les billets de train, et de manière secondaire l'hébergement (pour lequel on trouve toujours un arrangement) et la nourriture.
Coûts propres à la livraison chez moi
Lulu vous permet de commander des exemplaires en quantité pour en vendre en convention. C'est le seul investissement financier que j'ai jamais eu à faire pour mon jeu et j'ai pu l'étaler dans le temps en fonction du succès de mon jeu.
Lorsque je commande des exemplaires de Monostatos sur Lulu, je pense d'abord à guetter les réductions Lulu. Une réduction de 20%, comme ce qu'ils proposent parfois, peut faire radicalement baisser le coût moyen des ouvrages. Si vous combinez ça avec la réduction du prix d'impression des ouvrages lorsque vous dépassez certains seuils d'impression, vous pouvez vraiment faire des affaires ! (cf. exemples ci-dessous)
Je paie des frais de ports, proportionnels au poids de la commande, c'est-à-dire aux nombre d'exemplaires envoyés. Pour les gros envois, préférez l'envoi par UPS, moins cher et plus rapide que La Poste.
Il y a également la TVA sur les exemplaires (après réduction), soit 7%, ainsi que la TVA sur les frais de port, soit 19.6%
Pour vous donner une idée de ce que ça représente, voici le décompte des trois commandes que j'ai effectuées jusqu'ici:
Commande 1 : 20 exemplaires
Prix des exemplaires avant réduction : 82€40
Pourcentage de réduction(*) : 17.5%
Réduction : 14€46
Prix des exemplaires après réduction : 67€94
TVA (7%) sur les exemplaires : 4€76
Frais de port : 28€99
TVA (19.6%) sur les frais de port : 5€68
Total : 107€37
Coût complet d'un exemplaire : 5€37
Commande 2 : 30 exemplaires
Prix des exemplaires avant réduction : 123€60
Pourcentage de réduction(*) : 8%
Réduction : 9€89
Prix des exemplaires après réduction : 113€71
TVA (7%) sur les exemplaires : 7€96
Frais de port : 35€99
TVA (19.6%) sur les frais de port : 7€05
Total : 164€71
Coût complet d'un exemplaire : 5€49
Commande 3 : 40 exemplaires
Prix des exemplaires avant réduction : 164€80
Pourcentage de réduction(*) : 26.4%
Réduction : 43€50
Prix des exemplaires après réduction : 121€30
TVA (7%) sur les exemplaires : 8€49
Frais de port : 42€99
TVA (19.6%) sur les frais de port : 8€43
Total : 181€21
Coût complet d'un exemplaire : 4€53
(*) La réduction combine la réduction promotionnelle proposée temporairement par Lulu, et la réduction dû au nombre de livres commandés, proposé systématiquement. Vous voyez d'ailleurs qu'en m'y prenant au bon moment et avec le bon nombre d'exemplaires, j'ai réussi à faire une bien meilleure affaire avec la commande 3 qu'avec la commande 2 ; cela a d'importantes conséquences sur le prix unitaire du livre, donc sur ma marge nette finale [pour rappel: marge nette = marge brute - rémunération des collaborateurs (illustrateur ici) et marge brute = prix unitaire - coûts d'impression].
Coûts propres à la commande du client vers Lulu
Lorsqu'un client achète un exemplaire de Monostatos directement sur Lulu.com, il paie le prix du livre (15€), la TVA sur ce prix (7% de 15€ soit 1€05), les frais de port (3€99) et la TVA sur les frais de port (19.6% de 3€99, soit 0€78). Donc il paie effectivement 20€82. Bien que rien de tout ceci ne m'affecte directement, je dois en prendre compte dans le prix final du livre.
Pour la distribution, Lulu prend 20% de la marge brute (c'est-à-dire prix moins coûts d'impression), soit (15€ - 4€12)*20% = 2€18 par exemplaire. Je trouve que c'est un très bon deal, puisque cela m'évite de devoir m'occuper de la VPC moi-même - et je vis dans un appartement trop petit avec un emploi du temps trop chargé pour m'occuper de ça.
Mon revenu par exemplaire
Un exemplaire de Monostatos vendu de la main à la main (convention, etc.) me rapporte donc entre 7€63 (commande 1), 7€51 (commande 2) et 8€47 (commande 3), soit respectivement, 51%, 50% et 56% de marge nette.
Un exemplaire de Monostatos vendu sur Lulu me rapporte donc 6€70, soit 45% de marge nette (mais je n'ai pas à faire de commercialisation, contrairement au précédent).
Dans tout ceci, je compte bien l'ensemble de coûts variables, mais pas les coûts fixes qui restent à payer.
A nouveau, j'aimerais qu'on puisse comparer cela à ce que gagne un auteur non-indépendant, afin d'avoir un vrai débat sur ce que rapporte l'indépendance, mais on ne dispose d'aucun chiffre fiable.
Commercialisation
Choix du prix
J'ai choisi un prix relativement faible pour Monostatos, 15€, pour plusieurs raisons. Comparons avec d'autres ouvrages de format et de nombre de pages comparable (j'ai choisi des éditeurs francophones publiant des ouvrages de formats comparables à celui de Monostatos):
- Monostatos (L'Alcyon), format A5, 116 pages, 15€
- dK² (John Doe), format 170x260mm, 128 pages, 25€
- Notre Tombeau (John Doe), format A5, 80 pages, 15€
- Fiasco (EDGE), format 148x220mm, 130 pages, 19€95
- Dirty Secrets (Boîte à Heuhh), format 160x240mm, 96 pages, 18€
Pourquoi un tel prix ?
Essentiellement afin de faciliter l'accès au jeu. J'ai bien conscience qu'un jeu à autorité partagée représente un risque pour l'acheteur lambda de jdr, qui ne connaît pas forcément de quoi il s'agit et qui n'est pas sûr d'apprécier. Par ailleurs, je suis encore inconnu comme auteur de jdr, donc il est difficile de resposer là-dessus. Enfin, la vente par correspondance empêche la personne d'avoir le livre dans les mains.
Un prix bas est donc la contrepartie du fait que les acheteurs prennent un certain risque en achetant Monostatos, en tout cas un risque plus élevé qu'avec des jeux qu'ils connaissent déjà. Je n'exclus pas d'augmenter progressivement mes prix lorsque je serai de plus en plus reconnu.
Par ailleurs, comme je l'ai dit, le prix réel d'un Monostatos sur Lulu, en tenant compte des frais de port et de la TVA est de 20€82. Comme je passe essentiellement par Lulu, je "force" mes acheteurs à aller dans ce sens, donc il faut aussi que je prenne les choses en compte de ce point de vue-là.
Nous avons eu d'intenses débats hors de silentdrift sur cette question du prix, j'invite les défenseurs d'un prix plus élevé à manifester leur opinion et à en débattre !
Ventes
Au total, au moment où j'écris (13 novembre, soit 54 jours après la publication du jeu), j'ai donc vendu un total de 75 exemplaires de Monostatos. 28 par Lulu et 47 de la main à la main (dont 24 à OctoGônes, 4 à L'Atelier du Jeu de Rôle et 11 aux Joutes du Téméraire). J'en ai acheté 3 pour moi (1 pour jouer, 2 pour offrir) et j'en ai distribué 7 comme exemplaires presse. Il y a donc 85 exemplaires de Monostatos dans le vaste monde.
C'est certainement un chiffre humble pour un jeu de rôle en général, sans doute un peu plus admirable pour un jeu de rôle indépendant. Cela est en partie dû à la difficulté de distribuer mon jeu, qui est sans doute le plus grand obstacle que j'ai encore à franchir. Néanmoins, comme on va le voir, ça ne m'empêche pas de me rémunérer et de voir mon modèle fonctionner.
Mon but est d'atteindre 100 exemplaires vendus, ce qui m'aura permis notamment de rémunérer Tresadenn 200€.
Mon revenu global
J'ai donc vendu 28 exemplaires qui m'ont rapporté 6€70 chacun, via Lulu.
Plus 10 exemplaires de la commande 1 qui m'ont rapporté 7€63 chacun (les dix autres ont servi soit pour que je les offre, soit comme exemplaires presse).
Plus les 30 exemplaires de la commande 2 qui m'ont rapporté 7€51 chacun.
Plus 7 exemplaires de la commande 3 qui m'ont rapporté 8€47 chacun.
A cela il faut enlever le coût les 7 exemplaires des exemplaires presse qui m'ont coûté chacun 5€63 (en tenant compte du fait que Tresadenn ne reçoit pas de commission pour eux).
Il faut également enlever la commission demandée par certaines convention (que je ne détaillerai pas pour des raisons de confidentialité), qui m'a coûté 54€.
Il faut enlever un exemplaire volé de la commande 3, à 6€47 (là non plus, Tresadenn ne perçoit de commission sur les exemplaires volés).
J'ai donc gagné à l'heure actuelle 446€61.
Vous noterez que tous les coûts variables (notamment la rémunération de mon illustrateur Tresadenn) sont inclus dans la marge nette que me rapporte chaque exemplaire.
Dans ce chiffre, je n'ai pas tenu compte des coûts fixes. Dans l'ensemble ils sont négligeables (site Internet...), à l'exception des billets de train pour aller en convention. Néanmoins, j'arrive largement à les rembourser, parce que je veille à ce que mon déplacement en convention reste rentable, en projetant ce que je peux gagner contre ce que me coûte mes billets de train. Je peux faire un déplacement en convention qui ne rembourse pas mes billets si j'estime que cela me permet de faire parler du jeu dans la région et donc de générer à terme d'autres ventes. Cela signifie en particulier que j'arrêterai les conventions lorsque la plupart des personnes susceptibles d'être intéressées par Monostatos auront été touchées. Je ne pense donc faire qu'un seul tour de convention pour Monostatos, mais je pourrai à nouveau le vendre lorsque je ferai d'autres tours de conventions avec mes prochains jeux.
Il faut enfin tenir compte du fait que je n'ai pas encore écoulé les 33 exemplaires restant de la commande 3, qui restent donc des ventes en attentes, dont le coût est de 33*4€53 = 149€49 (il faudrait calculer le coût d'un stock pareil, mais j'ai la flemme d'aller chercher les normes comptables en question, de toute manière peu pertinentes).
Vous noterez que je rémunère mon propre travail relativement mal, au vu du nombre d'heures passées au développement de Monostatos. C'est un choix, de toute manière je crois qu'il serait impossible de rémunérer 4 années de travail, même au minimum horaire légal, sans faire exploser le prix du livre.
Conclusion et piste de réflexion
OK, vous connaissez maintenant tout de mon modèle économique. Que faut-il retenir de tout ces chiffres ? Qu'est-ce que ça signifie pour moi et potentiellement pour nous tous auteurs de jdr indépendants ou pas ?
Pour mon premier point je voudrais pointer le fait que mon modèle marche. Je parviens à publier Monostatos:
- en étant indépendant
- en prenant des risques financiers limités (voir le prix des trois commandes)
- en pouvant rémunérer correctement mes collaborateurs
- et en me faisant même un peu d'argent.
C'est donc un modèle économique pour le jeu de rôle qui fonctionne et qui est financièrement viable sur le long terme (sous certaines conditions et hypothèses). Puisque je ne prends que des risques financiers très limités, je ne peux virtuellement pas de me casser la gueule financièrement si jamais le jeu marche mal. Je ne risque pas d'y engloutir des sommes astronomiques et je n'ai pas besoin de faire appel à une levée de fonds (Ulule...).
La seule ressource (et non des moindres) qui pourrait me faire arrêter c'est le temps et l'énergie. Comme je l'ai dit ailleurs, aller présenter son jeu en convention demande beaucoup d'énergie. Par ailleurs, développer le jeu demande du temps et il faut que notre mode de vie soit adapté en conséquent. A ce propos, je suis parfois étonné de l'argument de gens me disant qu'ils ne veulent pas publier en indépendant leur jeu parce que ça leur prendrait trop de temps, alors que le développement créatif du jeu prend infiniment plus de temps que les quelques efforts nécessaires (et souvent une seule fois) pour publier le jeu (comme j'en parlé ici).
Mon deuxième point concerne justement notre mode de vie comme auteurs. Je ne crois pas que dans l'état actuel du jdr, nous puissions vivre de notre travail, même si, comme je l'ai montré, ça peut être relativement rémunérateur. Par conséquent, il nous faut aussi nous interroger sur la manière dont nous utilisons notre temps pour créer des jeux de rôle. Je voudrais faire appel à un travail de sociologie qui me semble particulièrement pertinent de ce point de vue: La condition littéraire: la double vie des écrivains de Bernard Lahire. Lahire y décrit la vie concrète des auteurs actuels de littérature. Il montre notamment - c'est dans le titre - qu'ils mènent une double vie entre une activité rémunératrice et leur activité d'écrivain - les deux étant bien professionnelles, mais la première permet à la deuxième d'exister: écrivain-journaliste, écrivain-professeur, écrivain-médecin, écrivain-ouvrier... Personnellement, c'est bien comme ça que je vois mon futur d'auteur de jeu de rôle et cette perspective me plaît. J'arrive à faire de ce qui était un loisir épanouissant mais coûteux une activité professionnelle créatrice ET rémunératrice (sans risque financier), que demander de plus ? Je vous invite à réfléchir également à la manière dont vous souhaitez vivre et mener votre carrière de créateur de jeu de rôle.
Pour approfondir sur le travail de Lahire: la description du livre sur le site de l'éditeur ; fiche de lecture ; article plus facile d'accès ; article très sociologique ; entretien avec Lahire.
[Parenthèse féministe: Lahire met entre autres en évidence le fait que l'écrivain se repose parfois sur sa femme. Créateurs, essayons de ne pas répéter ce schéma avec nos compagnes (si vous êtes hétéro et en couple).]
Au plaisir de lire vos questions et commentaires. Je complète ces informations à la demande.