par baron samedi » 27 Nov 2007, 19:48
Déconcerté, le Contre-Amiral N'go hésite. Il s'attendait à tout - sauf à des bureaucrates. N'go croise le regard taquin de l'Intendant Liaopeq, et réalise que la situation est ridicule. Il s'étonne de voir EaKaNor se mettre dans la mire de Szya. Il n'a pas que des ennemis ici. Son "nid" n'est pas menacé. Son étreinte sur Mélia, l'esclave, se relâche doucement. Mais sa voix gronde de fureur.
« Tu devrais me montrer plus de respect, Liaopeq, vu que c'est moi lui-même qui lui a sauvé ta face en te confiant ce rôle au tribunal militaire. Certains... auraient voulu t'écarter. Toi et tes amis... aux douteuses loyautés.»
N'go fixe sévèrement Szya, la Gemish. Son mépris est sans équivoque.
« Les nacelles Naskaldîns viennent toujours pour tuer! Ouvrir le feu était la seule façon de protéger la ville, vu que les archers sont insuffisants par manque de fonds. »
Sévère, Aabrouatl réplique, incisif : « Nul n'est au dessus des lois, du plus vil criminel au roi lui-même ».
L'évocation de ce roi mal aimé embrase soudainement N'go : « Le Ministre n'a jamais mis les pieds à Sérakus et ne connait pas la situation. L'Instructeur lui présente une version des faits absurde. Le roi ne comprend pas ce que vit Sérakus. Il devrait davantage écouter la voix des vétérans du Serpent Céleste. Nous avons beaucoup souffert pour lui. Et sa famille. »
Cette référence à la « famille » du roi n'échappe pas à Ounsalok, qui lance de l'huile sur le feu : « N'go doute-il de la légitimité de notre roi, pour parler ainsi de son frère et sa soeur, deux rebelles en exil? »
« Je suis loyal au royaume! Le gouverneur de Sérakus, Vasiraq m'a confié l'ordre de défendre la cité tout en coupant mon budget. J'ai envoyé mes hommes à la mort. Agir avant que l'ennemi ne puisse déployer des armes incendiaires était la seule chose à faire. Et malgré cela, la cité brûle pendant ce procès de théâtre! Ces ordres sont grotesques, insensés! Que faire lorsque le roi agit contre l'intérêt du royaume? »
Coupant la parole à Ounsalok et au Ministre, outrés, Aabrouatl répond du tac au tac : « L'obéissance aux ordres des supérieurs est ce qui fait des Occidentaux des êtres civilisés et qui nous distingue des barbares du Nord. »
N'go regarde Mélia, l'esclave Nordiste, dans les yeux. Elle le toise d'un sourire narquois : « Lorsqu'on me serre autant, je préfère autant qu'on le fasse au lit ». Surpris, N'go la relâche, mal à l'aise, et secoue sa crinière ensanglantée. Sa voix est claire, son regard digne et amer.
« Je ne suis pas un barbare. J'ai vu plus de sang couler que le Réceptacle Sacré n'en boira jamais, mais j'ai toujours agi dans l'intérêt de l'Ouest. Si je dois devenir un martyr pour éveiller le roi à la souffrance son peuple, qu'il en soit ainsi. »
N'go jette ses armes au sol. Szya ne le quitte pas des yeux. Il ne la voit plus.
* * *
À l'abri d'une alcove, le Ministre se presse contre Szya, plus proche que ne l'autorise le protocole. Son pouls est rapide. « Je t'ai vue au tribunal, belle archère. Tu as fait la preuve de tes loyautés. Je suis conscient que la révolte gronde ici. Il me faut des preuves que ce groupe de conspirateurs, le Serpent Céleste, ne fomente un coup. Le royaume est fragile, les militaristes se préparent pour une guerre civile. J'ai besoin de toi, Szya, pour rétablir la paix. Entre nos cités, nos peuples... Entre nous deux. J'ai besoin d'une femme de confiance pour faire arrêter les meneurs du Serpent Céleste. Même le gouverneur serait impliqué. Je crains qu'ils n'agissent pour rallier Liaopeq, sans qu'il le réalise. Liaopeq, ton seigneur, doit au contraire devenir le hérault de notre roi et faire comprendre à Sérakus que nous ne pourrions pas gagner une guerre contre les Théocrates. Si les leaders du Serpent Céleste sont un danger pour l'État, il faudra les... déplacer. Discrètement. Et faire porter le blâme sur un bouc émissaire. »
Il se rapproche de Szya. « Ma gratitude sera à la hauteur de tes preuves. Je suis cousin du roi, tu sais, ce qui m'accorde le privilège de pouvoir me marier... »
Deux silhouettes, dans l'ombre du soir, murmurent des secrets.
* * *
Le vent du soir balaye Sérakus. Les toîts pavés brûlent encore des restes des incendies des Naskaldïns. L'armée les a repoussés, à fortes pertes. Les munitions ont manqué au moment critique.
Les vassaux de Liaopeq sont au tribunal, en tenue d'apparaît. N'go est attaché, nu, dépouillé de ses oripeaux. Le Ministre l'a destitué, ordonnant à Liaopeq de tenir son jugement. Aabrouatl est nommé à sa défense. Devant lui, l'infâme Ounsalok se frotte les mains. Le Ministre vient de le nommer Contre-Amiral à la place d'Ounsalok, malgré l'opposition féroce des officiers de la marine. Ce qui fait de lui, du coup, le supérieur immédiat d'Aabrouatl.
Tout autour, la vaste cour du gouverneur Vasiraq se rassemble au tribunal. La moitié sont des officiers sévères, vêtus de bleu et de rubans rouges, le visage bariolé. L'autre moitié, vêtue de rouge aux accents jaunes, se compose de mandarins, scribes et légistes, qui s'excitent de la présence honoraire de l'entourage du Ministre.
Mais le Ministre est absent. « Affaires personnelles» , avait-il dit ».
La clameur bat les rues. Les artilleurs, par centaines, manifestent leur soutien à N'go et réclament sa libération. Un témoin de taille attend de parler au tribunal : le Serpent Céleste, par la voix du capitaine Herzoq, le populaire neveu du prince en exil, Tibirnus. Herzoq vient dénoncer la nomination d'Ounsalok et exige le droit de guerre contre la flotte des Théocrates qui attend en bordure de l'île de Naskald.
Le capitaine Herzoq hoche la tête envers EaKaNor, respectueusement. En privé, le capitaine a confié au vieillard son admiration pour le geste d'EaKaNor et a offert de l'aider pour déclarer la guerre aux Théocrates, qui n'attendent qu'un signe de faiblesse pour envahir la côte. Les Naskaldïns sont un test. « Le Contre-Amiral doit être épargné, Eakanor; s'il meurt, le peuple se révoltera et les Théocrates nous attendrons. Tu dois convaincre Liaopeq de l'innocenter, et nous faire entrer en guerre. »
Devant Liaopeq, Herzoq salue selon les formes, bras croisés. « Ô juge Liaopeq! Nul doute que N'go a contrevenu aux lois des Prophètes. Mais suspends ton juste courroux! La coutume veut que, chaque année, le gouverneur gracie un prisonnier politique. Tous, nous voulons éviter que N'go ne devienne un martyr, au risque d'envenimer une situation tendue. Tous, nous servons l'Ouest! Il existe pourtant, dans cette cité, un fanatique religieux bien plus dangereux, un nécromancien de l'Est. Cet Urndri, allié aux sorcières Théocrates, lève un culte démoniaque dans la cité. Je te dis, juge : demande au gouverneur de faire arrêter cet hérétique, Gørza l'Urndri, ce coquillage qui se dit Énigmatique, et de le condamner à la place de N'gro - comme le permet la Loi. Ainsi nous rappelleras-tu qui est le véritable ennemi : les Théocrates, les étrangers, et non ceux des nôtres qui - malgré leurs erreurs - ont livré leur sang aux Prophètes. Du sang pour les Prophètes! »
La foule, à l'extérieur, reprend la litanie avec ardeur. Le procureur, Ounsalok, fulmine de rage. EaKaNor l'a définitivement déjà rencontré. Sur l'île de Naskald. Sauf que, la dernière fois, Ounsalok avait le corps recouvert de peintures de flammes, et il dansait nu avec des Naskaldïnes albinos sur un rythme obscène. Ou bien n'était-ce qu'un rêve? Le bras d'EaKaNor lui fait mal quand il regarde les dents pourries du vieillard.
Liaopeq, lui, repense à cette étrange conversation qu'il vient avoir avec le Ministre.Étonnamment, le Ministre l'a félicité, en privé, de son bon jugement. Le Ministre voudrait élargir la citoyenneté aux métis nordistes, comme Mélia, et négocier une paix avec le chef des Naskaldïns. Si Liaopeq réussit à rallier les sécessionnistes de Sérakus, le Ministre le fera ambassadeur à Naskald, et nommera Mélia comme héraut officielle entre les deux nations. Le Ministre n'est pas dupe : Mélia ressemble trop à son père.