En effet, vaste sujet, pire qu'un Hors série, ce podcast !
Première chose, il n'y a pas de jeu de rôle sans les êtres humains pour créer un Espace Imaginé et Partagé. Donc le JDR est un va-et-vient incessant entre hors-fiction et fiction.
Selon Ron Edwards, il y a 4 différentes postures :
- Acteur : les choix du joueur sont fait uniquement en fonction du personnage, de ses connaissances et perceptions ;
- Auteur : les choix du joueur peuvent être fait pour des raisons externes aux connaissances du personnage, mais sont justifiés a posteriori dans la fiction ;
- Metteur en scène : le joueur peut contrôler des éléments extérieurs au personnage : décor, PNJ etc.
- Pion : comme auteur, mais sans justification a posteriori.
Il dit que dans chaque partie de JDR on alterne entre ces différentes postures.
- Un exemple : je brandis mon épée pour l'empaler. Le joueur détermine une action effective : brandir ; il considère avoir le droit de contrôler l'épée de son personnage, qui n'en fait pourtant pas partie ; et il annonce l'intention de son personnage (qui n'est en fait rien d'autre que la sienne focalisée sur l'EIP).
- Autre exemple : je me cache derrière un arbre en attendant qu'il passe pour ne pas être aperçu. Le joueur prend la liberté de placer un arbre et qui lui permette de faire ce qu'il veut. Si le MJ a révélé que la situation se plantait dans une forêt, ok, quoi qu'il peut avoir prévu qu'il s'agisse d'une forêt de bouleaux et qu'un barbare de 120 kg ne devrait pas pouvoir se cacher derrière un tel arbre.
- Pire : si le joueur décide d'aller chez lui pour monter une action, est-ce vraiment raisonnable de laisser au MJ la responsabilité du domicile du PJ ? Cela signifie qu'il présume de ses goûts en matière d'ameublement, de l'argent qu'il est prêt à investir dans son logement et dans ses meubles.
- Encore un exemple : lors d'une partie de Delta Green, nos PJ ont découvert quelque chose, mais le traumatisme infligé leur a fait perdre de la santé mentale, et la mémoire de l'évènement. Nous joueurs, nous rappelions parfaitement des évènements, mais nos personnages non. L'un d'eux savait hypnotiser, il a donc proposé d'utiliser l'hypnose pour se rappeler des évènements en question. On a fait ce choix tel que l'auraient fait nos PJ, mais à partir du moment où nous joueurs, possédions des infos que nos PJ n'avaient pas (ou plus), il était impossible de jouer le personnage à 100% en posture d'acteur. Et fatalement, ce cas de figure arrive à un moment ou à un autre dans une partie, même pour des choses anecdotiques : le MJ et un joueur sortent de la pièce, on sait qu'il va lui faire une révélation.
Donc le joueur sait une chose que son PJ n'est pas censé savoir. Donc il est impossible de rester tout le temps en posture d'acteur. Il y a toujours du méta-jeu. Et je dois dire qu'en plus, les postures d'auteur et de metteur en scène sont bien pratiques pour éviter les désagréments encourus par le fait de séparer les joueurs dans deux pièces différentes quand leurs personnages ne sont pas censés savoir les mêmes choses. J'ai rarement vu technique plus chiante pendant les parties.
Il faut se dire qu'en tant qu'être humains, nous n'avons aucune difficulté à passer de l'état de spectateur à celui de créateur, c'est ce que nous faisons en permanence lors d'une partie de JDR, et notre cerveau cogite pour vérifier si ce qu'on va dire est cohérent, si notre personnage ferait ce choix etc. Un autre exemple : ça ne paraît pas cohérent d'imaginer qu'un joueur puisse vouloir laisser son perso souffrir ou mourir ? Or, dans l'Analyse Transactionnelle, théorie du comportement d'Éric Berne, selon les situations, on peut adopter dans les conflits relationnels, une posture de Persécuteur, de Victime, ou de Sauveteur. Et beaucoup de gens sont rassurés, inconsciemment, de se trouver en position de victime, car cela conforte leurs croyances intimes profondément ancrées, du type : "je ne mérite pas que l'on m'aime". DOnc, laisser son personnage souffrir, ou l'amener à souffrir, même si ça apparaît comme de la posture d'auteur, c'est psychologiquement tout à fait viable pour la posture d'acteur.
Concernant la relation humain/fiction, l'écrivain Britannique Samuel Taylor Coleridge disait qu'un lecteur de roman suspend son incrédulité. Car si on lit Tolkien, on sait que la magie et les dragons n'existent pas dans la réalité (du moins, ne font pas partie de la face documentaire des textes que l'on peut trouver dans le monde physique). Donc, on met de côté notre incrédulité pour pouvoir vivre l'histoire racontée comme une expérience véritable, plutôt qu'avec une distance critique d'une personne cherchant du documentaire à propos du Liban et tombant sur Le Silmarillion de Tolkien.
Ensuite, si l'on admet la définition de Vincent Baker que le système est la manière dont les participants prennent des décisions qui font avancer l'histoire fictive, alors chaque décision contient une part de "méta-jeu" :
http://www.lumpley.com/archive/156.html
Dans cet article, Vincent Baker propose une lecture des mécaniques de jeu comme une interaction entre 3 éléments :
- le nuage = la fiction
- les petits bonshommes = les participants humains
- les dés = le matériel de jeu : chiffres, dés, notes sur la fiche de perso etc.
Toute mécanique est une interaction entre deux ou trois de ces éléments.
Maintenant, certains rôlistes jouent sans artefacts. Ils jouent quand même selon un faisceau de conventions plus ou moins avouées :
Le MJ a préparé une partie du monde ou de l'histoire qui va être jouée, les joueurs incarnent leurs personnages. Ensuite, en cas de litige, il faut bien trancher. Généralement le MJ s'en charge. Il faut donc que dans certains cas, les joueurs aient conscience que leurs actions pourront ne pas aboutir. Parfois, même, les joueurs ont le droit de décider du résultat des actions intimes, banales ou quotidiennes, le MJ de ce qui est exceptionnel ou héroïque.
Cela reste une forme de "méta-jeu", puisque les joueurs doivent respecter ces règles ou conventions. Personne ne va dire : "je décapite le prince vampire avec ma rapière, je bois son sang et je deviens prince à sa place".
Le joueur est toujours "émergeant" dans le sens où il devient spectateur par intermittence, de ce que les autres participants vont dire. C'est comme cela que fonctionne une démarche créative : par des cycles de création/approbation. Pour qu'il y ait approbation, les joueurs doivent porter un jugement, qu'il soit moral, esthétique, ou porté sur l'efficacité et la gestion des prises de risque d'un autre joueur. Et on a beau jouer notre personnage, on porte ces jugements quand notre personnage ne les porterait vraisemblablement pas forcément. On sort encore de la fiction, sans cesse, mais ces mécanismes s'y raccrochent fermement, je dois même dire que parmi mes pires parties, on s'efforçait d'étouffer nos approbations pour ne pas "sortir du rôle". Le résultat est que la fiction devenait insipide.
Le Jeu de rôle existe parce qu'il y a ces interactions entre ce que les joueurs disent et la manière dont les autres le reçoivent.
Un petit ajout concernant la synesthésie : les joueurs ont justement besoin d'enjeux et de motivations pour explorer de façon dynamique. Et c'est là où la synesthésie est importante : dans Dogs in the vineyard, quand pendant un conflit, tu te bats pour un enjeu, mais qu'en misant, l'adversaire risque de créer des conséquences fâcheuses, tu dois choisir ta mise parmi celles qui sont possibles et réfléchir si ça ne vaut pas mieux d'abandonner. Le joueur par défaut est assez distant, surtout quand il est rôliste depuis de nombreuses années, qu'il en a vu et qu'il est un peu blasé. Ses enjeux personnels avec seulement la fiction ne peuvent pas égaler ceux du personnage. La fiction crée de l'empathie, mais pas de motivations. Il lui sera facile de relativiser, de renouer avec son incrédulité pour ne pas trop s'impliquer dans l'histoire. Les techniques de jeu (je parle de celles qui sont bien foutues) serviront alors à créer un enjeu ludique, mécanique, pour le joueur (sans forcément cramer sa voiture dans la vraie vie) de façon à générer un enjeu et une motivation pour le joueur qui créera une synesthésie avec celle qu'on suppose que le personnage devrait avoir.
Ce genre de situation peut arriver sans techniques (les dés sur les schémas de Vincent Baker) mais elles supposent de la bonne volonté de la part des joueurs. En ce qui me concerne, après toutes ces années de théorie, je perçois aisément les techniques quand je suis joueur à une table. Et me rendre compte que ce que j'ai fait a été balayé d'un revers de manche parce que le MJ ne jugeait pas cela suffisamment intéressant pour coller à son scénar, ça me fait chier et ça ne me donne pas envie de poursuivre la partie. Beaucoup de joueurs n'y prête pas attention. Mais quand tu as goûté à l'efficacité des mécaniques transparentes et impartiales (comme un jet de dés judicieux) tu souffres de rejouer sous le joug d'un MJ arbitraire et dirigiste. Voilà pourquoi avoir des règles (donc, du méta-jeu) vaut mieux que pas de règles, ce qui se résume à : c'est le MJ qui gère (ce qui est une règle, en soi, mais qui fait l'économie des dés sur le schéma de Vincent Baker).
Le reste au sujet du méta-jeu ne m'intéresse pas.