Voici le rapport d’une partie jouée le 23 août dernier, en famille dans la maison de vacances de mes grands-parents. La veille nous avions également testé ensemble Monostatos, mais j’ai besoin des conclusions de cette partie pour parler de celle de Monostatos, je commence donc par celle-ci.
Les joueurs étaient :
Dominique (ma mère) qui jouait Celle dont les ongles sont de perle (Animaux)
Guy (mon père) qui jouait Celui dont les oreilles sont de pierre (Élément)
Alice (ma compagne) qui jouait Celui (sic) dont la peau est transparente (Vide)
Fabien (moi) qui jouait Celui dont le sang est de sable et qui chasse le néant (Élément et Vide)
Mes parents étaient un peu à court d’inspiration pour les attributs de leurs personnages, donc ils ont pris des « attributs » liés à leur propre physique. J’ai repris mon personnage de ma première partie. Alice n’est pas intervenue dans la partie, mais était très présente comme auditrice (don de dés par exemple).
Après la présentation du jeu et l’explication des règles, le paradigme choisi (par Dominique) a été « vitrail » (en référence à un vitrail qu’elle avait fait, attaché à la porte-fenêtre).
Je commence à raconter pour lancer le jeu. Celui dont le sang est de sable et qui chasse le néant (que nous appellerons désormais Celui dont le sang est de sable pour plus de simplicité) marche dans une ville où de nombreux artisans cisèlent et créent des vitraux. Ici courte interruption où Guy tente de placer un Déséquilibre concernant le fait qu’il y a trop de « euh » dans ma narration. Mise au point sur le fait qu’un Déséquilibre ne peut intervenir que dans l’univers fictif. Je continue à raconter qu’une grande tour tout en vitrail se dresse loin au Sud de la ville et que les vitraux fabriqués ici sont transportés là-bas. Dominique place alors un Déséquilibre (2 Objets), d’abord parce qu’il lui semble que des vitraux devraient être fabriqués sur place, que c’est une aberration d’organisation du travail. Je rétorque que ça ne fait pas très poétique. On discute, finalement on se met d’accord sur le fait que les vitraux arrivent brisés à la tour.
Dominique prend la parole. Celle dont les ongles sont de perle explique aux artisans qu’il faut qu’ils fabriquent leurs vitraux plus près de la tour. Nouvelle mise au point sur le fait qu’elle ne peut pas tenter de résoudre des Déséquilibres tant qu’elle ne possède pas encore assez de dés pour cela. Celle dont les ongles sont de perle éponge alors les larmes des artisans qui pleurent devant leur travail réduit en miette et dit qu’il faut réunir un grand conseil pour cela.
Guy prend alors la parole pour expliquer comment Celui dont les oreilles sont de pierre se lève de la foule et cherche à rassembler un grand conseil des artisans. Il s’adresse à Celui dont le sang est de sable (en ajoutant qu’il s’agit d’un grand verrier) et lui demande de résoudre leurs problèmes, notamment le fait que le commanditaire de la tour refuse de la payer. Je demande alors à Guy comment s’appelle le commanditaire de la tour, il répond qu’il s’agit de Celui qui regarde dans les nuages. J’ajoute un Déséquilibre (3 Vide) et explique que Celui qui regarde dans les nuages est malheureux, qu’il a perdu la vue et espère la retrouver grâce à une tour de vitrail suffisamment belle.
Je reprends la parole. Celui dont le sang est de sable entend la foule murmurer qu’il faudrait prendre son sang en sable pour faire du verre particulièrement pur. Effrayé, il s’enfuit et se rend à la tour. Il commence à grimper dans le chantier, de nuit. Alors qu’il parcourt un couloir fait de vitraux il s’arrête et… Je coupe ma narration brusquement pour essayer de donner de l’inspiration aux autres joueurs, mais ça ne marche pas très bien… moment de flottement avant que Dominique ne reprenne la parole : la lune frappe les vitraux et Celui dont le sang est de sable se retrouve dans un « rêve de couleur » qui le désoriente et l’émerveille. Dominique cherche à résoudre le Déséquilibre 3 Vide (elle dispose d’assez de dés à présent) en racontant comment Celui dont le sang est de sable atteint le haut de la tour et parvient à convaincre Celui qui regarde dans les nuages d’abandonner son projet, mais je renâcle : son personnage doit être inclus dans la résolution.
Guy intervient alors et inspire Dominique pour raconter la suite : Celle dont les ongles sont de perle et Celui dont les oreilles sont de pierre proposent à Celui dont le sang est de sable de donner un peu de son sang pour créer deux lentilles dans un verre extrêmement pur. Montées sur des armatures métalliques fines, elles redonneront la vue à Celui qui regarde dans les nuages. Dominique fait donc un jet avec les trois dés qu’elle possède en utilisant Savoir-faire 5 : réussite parfaite. Ainsi Celui qui regarde dans les nuages recouvre la vue avec joie et abandonne son projet pharaonique, libérant les artisans de leur servitude. J’aide Dominique à compléter le nom de son personnage : Celle dont les ongles sont de perles devient Celle dont les ongles dont de perles et qui redonne la vue.
Dominique hésitait à continuer : elle voulait conserver le Déséquilibre 2 Objets sur le fait que les vitraux arrivent briser, mais ça n’a plus vraiment de sens dans cette histoire et les joueurs (y compris Dominique) donnent des signes de lassitude : on arrête là.
La partie a duré un peu moins d’une heure.
***
Malgré les mises au point sur les règles et les difficultés à susciter la parole et la création, j’ai été plus satisfait de cette partie que de la précédente. J’ai bien aimé l’histoire ainsi créée. Maintenant que j’ai vu Mushishi, je comprends beaucoup mieux Prosopopée, qui en est effectivement une très bonne adaptation.
Je trouve les règles efficaces : quand mes parents se sont lancés, ça a donné de belles choses (le monde sans nom propre surtout est une très bonne idée, parce que ça canalise bien la parole vers des images significatives).
Mais justement, le défi que Prosopopée lance aux joueurs est d’arriver à se lancer, à raconter en profitant pleinement de ce cadre fertile mais vaste. En en rediscutant après avec mes parents après, ils reconnaissent la difficulté à « délirer » ainsi (dans le bon sens du terme).
Je pense que Prosopopée peut être vu comme un exercice pour renforcer son imagination et libérer sa parole, mais le pas à sauter est vraiment grand. Dans une perspective de faire découvrir le jdr indépendant en particulier et le jdr en général, je crois qu’après une partie d’Innommable pour découvrir le principe de création fictive partagée, une ou deux parties de Prosopopée seraient très efficaces pour se muscler l’imagination et se libérer de ses peurs de prendre la parole et de faire part de son imaginaire : c’est le fondement du jeu de rôle !
[Au-delà de la dimension purement rôliste, cet exercice est un excellent moyen de résistance face aux médias de masse qui nous habituent insidieusement à une culture unidirectionnelle, donnée d’en haut par le ciné, la télé, les bouquins, où on ne peut interagir et donc où on ne peut contester ce qui nous est affirmé ou proposé…]
En conclusion, Fred, je pense que pour parfaire Prosopopée, il faudrait seulement que ton jeu aide les joueurs débutants à sauter ce pas, par des règles ou des conseils pour mieux aborder cette prise de parole peut-être difficile. Il faut donner un coup de démarreur pour enclencher le moteur créatif ! Je crois qu’en permettant de « casser la glace » plus facilement, tu rendrais Prosopopée plus accessible. Qu’en penses-tu ? (Si tu as des textes de théorie là-dessus, n’hésite pas, le sujet m’intéresse aussi beaucoup. De mémoire, tu m’avais parlé d’une référence selon laquelle il y a trois peurs fondamentales de prise de parole : dire des obscénités, être ridicule et briser un tabou… est-ce que tu peux confirmer ?)
En dehors de cela, je n’ai aucune critique à l’encontre de à Prosopopée : on sent le très important travail de fignolage qui permet d’aboutir à ce jeu élégant, efficace et proposant vraiment un bel objectif ludique et créatif !