Suite aux interrogations de Fabien et al. (Pourquoi forcément des antagonistes ? et Seringues) voici un rapport de partie avec une situation mystérieuse sans antagoniste... enfin, l’antagoniste existe, mais c'est un mur, pas une équipe de cultistes cinglés.
Le Mur
J’ai créé cette situation initiale à l’arrache, pour jouer avec des rôlistes expérimentés, mais n’ayant jamais joué à Innommable. J’avais l’idée générale en tête depuis longtemps, mais je n’avais pas encore réfléchi aux symptômes.
- Élément esthétique : le vide, tel qu’il se rapporte à la solitude
- Lieu : une campagne, trois villages, de la forêt et de petites collines, des étangs et un lac turbides, beaucoup de pluie, toujours nuageux. Niveau technologique : pré-révolution industrielle.
- Antagoniste : Un mur titanesque de 2’000m de haut qui ceint entièrement le monde connu. Personne n’en a jamais vu le sommet à cause des nuages. Le mur est construit avec de gros blocs de pierre et du mortier.
- Source : L’impression que l’évolution a un but.
- Rôle des protagonistes : personnes ne pouvant accepter l’absurdité de leur univers.
Les habitués remarqueront que ma source est très abstraite et n’a aucune forme concrète. Je l’ai abordée comme une expression du principe esthétique couplée à une notion qui m’intrigue (okay, ça ne me fait pas vraiment peur).
Mes symptômes étaient :
- Ouverture : premier ensoleillement de mémoire d'homme. L’eau devient transparente (j’avais bien expliqué que l’eau était auparavant trouble dans ce monde).
- Éléments intermédiaires :
- Pierres et troncs d’arbres creux.
- Animaux domestiques mourant un à un, ne laissant que deux de chaque espèce (à dévoiler sur la durée de la première phase).
- Des étoiles tombent du ciel (ce qui n’est pas forcément inquiétant puisque les habitants n’ont jamais vu d’étoiles, mais en même temps, y en a de moins en moins.)
- Déclenchement : le mur commence à s’élever.
La partie
J’ai joué avec Eero, son frère Markku et leur pote Sami, le vendredi de la convention Spiel Essen à notre chambre d’hôtel (j’étais arrivé le jeudi après-midi et on avait donc déjà bossé un jour et demi ensemble au stand d’Arkenstone, la boîte d’Eero et ses frangins ; il manquait Jari). Eero a qualifié cette partie d’œuvre existentialiste allemande.
Les protagonistes étaient :
- Markku : Jacques, cueilleur de champignon solitaire vivant à la campagne. Son attache est son chien, appelé « Chien » (avec un accent anglo-finlandais).
- Eero : Reginald, prêtre de la communauté. Son attache est la cloche de l’église.
- Sami : Pierre-André, chef séculaire d’un des villages. Son attache est sa fille Marie qui est en train de devenir aveugle.
J’étais très satisfait de cette préparation. Y avait du potentiel entre tous les personnages, il y avait des motivations à explorer la situation mystérieuse et il y avait des valeurs qui étaient clairement en jeu. Sur recommandation de l’équipe, je vais de nouveau instaurer la règle qui permet à un joueur de décider de son attache en cours de partie. Je crois que je tiens une bonne méthode de création de personnage.
La première phase nous a permis de développer le monde et établir un peu comment la société fonctionnait, que ce soit pour décrire des actions banales ou par réaction à des symptômes. Le prêtre fut appelé pour examiner les troncs creux d’arbres qu’un bûcheron avait abattus, et décréta qu’ils étaient maudits. Pierre-André fut convaincu de son idée d’escalader le Mur quand il comprit (grâce à la disparition de la couverture nuageuse) qu’il était fini.
Les choses se sont mises en route, le prêtre et le chef de village ont commencé à gérer la crise de la mort des animaux domestiques tout en préparant un chantier pour saper le mur. Des tensions s’élevaient en particulier contre le prêtre, qui était cynique et complètement désabusé (mais peut-être était-ce aussi celui qui comprenait le mieux la situation).
La deuxième phase a commencé plus ou moins au moment ou un ouvrier est mort en essayant de briser les pierres du mur avec un énorme marteau. Le Mur semblait électrocuter ceux qui insistaient trop longtemps. J’en ai profité pour lier la mort de l’ouvrier et le début de la croissance du Mur. Dès ce moment-là, j’ai profité du thème ambiant de la mort des animaux pour lier chaque mort humaine et chaque mouvement de croissance du Mur.
On a eu plusieurs monologues de la part de Markku et Sami, dont la moitié tournaient autour de la maladie de Marie. Eero était parti dans l’idée de ne prendre aucun dé, ce qu’il mena à bien jusqu’au bout. Pour autant, son personnage se révélera être un véritable socle de bon sens pour les deux autres, en s’opposant de manière pacifique (mais très sarcastique et masochiste) aux villageois partant dans la superstition face à cette situation complètement absurde.
Mais j’étais emmerdé : c'est la phase où je devais vraiment agresser les protagonistes. Or, comment le faire s’ils n'attaquaient pas le Mur ? J’ai tenté une première agression en décrivant des excroissances sortant du Mur et divisant les ouvriers, mais j’avais l’impression que je ne devais pas insister sur ce procédé. Je ne voulais pas non plus trop me servir des villageois, cela en aurait fait des antagonistes qui s’ignorent, mais des antagonistes en chair et en os et c’était contre l’idée de ce test. Et s’ils s’attaquaient au Mur, comment doser sa puissance ? Ben en fait, j’avais la liste du sort pour me guider. Pierre-André s’est mis à escalader le Mur (pas à l’agresser, je ne l’ai donc pas électrocuté). Que faire ? Si je le faisais tomber, nous aurions été bien avancés dans l’histoire ! De toute façon je ne pouvais pas le tuer encore, je ne devais donc pas le faire tomber de trop haut. Je voulais aussi qu’il puisse progresser dans son escalade et pas simplement frustrer Sami et les autres. J’ai donc introduit l’idée que la gravité tournait de 90° degré à partir de 10m de hauteur. À partir de ce point-là, Pierre-André pouvait marcher.
J’ai tenté une vaine attaque par pierre de mur (Markku avait introduit l’idée de blocs de pierre tombant du ciel dans une hallucination pour Jacques, mais un monologue est censé révéler quelque chose à propos de la source, pas des antagonistes...) Sami en a profité pour décrire Pierre-André en train de ramper au sol (la face du Mur donc...) complètement hébété. Découverte occulte : il y a des dates et des noms d’anciens villageois gravés sur les briques du Mur, comme auraient pu le faire des alpinistes pour marquer leur ascension ! Je réplique avec un torrent d’eau qui se précipite sur Pierre-André... et lui surenchère en constatant qu’il y avait les mêmes poissons dans cette eau que dans les étangs autour des villages.
Finalement, il y a eu très peu de lancers de dés (j’ai quand même tenté quelques attaques de villageois contre le prêtre, mais Eero n’ayant aucun dé s’est laissé marcher dessus avec joie). Aucun « 1 », ce qui signifiait que la dernière phase se résoudrait en un seul lancer de dé. J’ai décrit à Sami l’arrivée d'une sorte d’arche... (sous-entendu par rapport à ma propre théorie concernant la source, mais cette idée ne s’est jamais concrétisée vu que c’était la fin et que les joueurs avaient le droit aux épilogues).
Pendant ce temps, Markku se préparait à un rituel ancestral de l’ancienne religion. Il a bien géré son coup en faisant apparaître un couple de corbeaux (messagers d’Odin je crois) qui lui ont appris qu’en fait, le mur formait un œsophage d’une divinité, qui allait tout digérer.
La partie s’est terminée de la manière suivante : Jacques sacrifie Chien pour contrer le Mur. Reginald, couvert d'ecchymoses à force de se faire défoncer la tronche par les villageois apeurés, calme le jeu et Pierre-André atteint le sommet du Mur.
Finalement (épilogues), un trou est pratiqué à travers le Mur et des animaux reviennent peupler le monde connu. Jacques en profite pour aller chercher les champignons qui permettent de soigner Marie, puis disparaît et le Mur se referme. Je ne me rappelle plus ce que fait le prêtre. Sami profite pour clore la partie. Il décrit Pierre-André arrivé au sommet du Mur, s’asseyant de sorte à contempler ce qui se trouve au-delà... et une expression de béatitude profonde s’inscrit sur son visage. Je crois qu'il inscrit son nom et la date sur la pierre avant ce « close-up », mais je ne suis plus sûr.
Bilan
Métaphysique... je crois que je peux le dire. Mais pas un pet d’horreur. J’ai vraiment eu de la peine à agresser les personnages et donc à les soumettre à des pressions exécrables révélant leurs pires penchants. Eero a incarné le rationnel jusqu’au bout en refusant l’économie des dés et utilisant la cloche du village juste une fois pour ne pas mourir. Son personnage survit.
Je ne suis pas définitivement contre l’idée de ne pas avoir d’antagonistes humains ou humanoïdes, mais il faut clairement faire quelque chose. J’hésite à structurer plus formellement les scènes en m’inspirant de My Life with Master, qui inciterait le gardien à plus d’agressions, même si assez abstraites. Ici je me basais à fond sur ce qui se passait, tentant de conserver une continuité naturelle aux scènes, plutôt que d’apporter de nouveaux éléments avec un cadrage plus agressif (ce qui me semble absolument nécessaire quand l’antagoniste est aussi abstrait).
Nous étions aussi assez fatigués, je n’ai donc pas essayé d’augmenter la difficulté, ce qui aurait impliqué un développement de la source et un rallongement de la partie, avec une fin probablement beaucoup moins zen et optimiste. À prendre en compte aussi.
J’hésite aussi à rendre les renoncements et ruptures plus strictes : certes, ils apporteraient des réussites automatiques, mais on serait obligé de passer par les étapes successives même si on sait d’avance que l’on va avoir recours à ces mécanismes. Sinon cela court-circuite l’écologie des « 1 » et des éléments pouvant amener de l’étrange et de l’horreur.
Voilà, place aux questions et commentaires de ceux qui m’ont poussé à explorer ce point de mon jeu (et grand bien m’en fit) !