Voici le compte-rendu d’une partie d’Innommable, version 009 (pas de définition de la source a priori ; chaque "1" obtenu à un jet de dé réussit augmente de un le nombre de réussites nécessaires pour éliminer la source à la fin), jouée samedi 6 novembre 2010 à la convention Les Joutes du Téméraire, d’ailleurs très conviviale, je vous la recommande chaleureusement !
Voici la situation mystérieuse que j’ai utilisée :
La fée des dents
1. Contexte : Monde occidental, aujourd’hui, une école primaire.
2. Antagonistes : Les antagonistes sont certains parents et professeurs des enfants. Le directeur de l’école, féru d’occultisme, a découvert une manière de voler la jeunesse des enfants en utilisant leurs dents (de gré ou de force), même s’il y a encore des ratés. Lui et plusieurs parents des enfants de l’école comptent bien l’utiliser pour vivre immortels. S’ils devaient y parvenir, leur pouvoir sur le monde deviendrait immense et terrible, ils pourraient vendre leur procédé aux grands de ce monde qui créeraient des élevages d’enfants exclusivement pour leur prendre leurs dents.
3. Elément esthétique : les dents qui poussent avec l’âge, symbole de maturité mais aussi de vieillesse, d’entrée dans le monde des adultes, d’approche de l’adolescence, l’angoisse du changement
4. Rôle : les protagonistes sont des enfants de 6 à 8 ans, tous dans la même école.
Entrée en matière : Geoffroy, un enfant sympathique mais chahuteur de la classe des protagonistes, est envoyé chez le directeur. Il ne revient pas à la récréation. Il est emmené en ambulance. Si les enfants vont le voir à l’hôpital, ils apprennent qu’il est tombé et qu’il a perdu 4 dents de devant, heureusement des dents de lait. Lui ne se souvient de rien, mais semble terrorisé. Cela peut arriver à d’autres enfants
Symptômes :
1. Les parents des enfants leur demande de faire très attention s’ils perdent des dents pour que la fée des dents puisse venir la chercher en échange d’un peu d’argent. Un des enfants perd effectivement une dent de lait. Ses parents se disputent violemment pour l’obtenir et feront n’importe quoi pour qu’il la donne à l’un d’entre eux.
2. La vieille institutrice de la classe des enfants semble aller beaucoup mieux qu’au par avant. Elle est brusquement beaucoup plus agréable avec eux, elle laisse passer une grosse bêtise de l’un d’entre eux. Mais brusquement, vers la fin de la classe, ses dents semblent s’allonger. Elle s’enfuit vers le bureau du directeur. Elle est emmenée en ambulance. Cela peut arriver à d’autres adultes, à qui des dents peuvent pousser anarchiquement sur tout le corps (y compris dans les yeux)
3. Dans les poubelles de l’école, les enfants trouvent le cadavre d’un gamin de clochard, étranglé et les dents arrachées.
Elément déclencheur : Le directeur, certains professeurs et parents des enfants les réunissent tous dans la salle polyvalente de l’école pour leur arracher de force leurs dents (un des parents est même dentiste et anesthésiste) et les utiliser immédiatement et massivement pour eux. « Mais si, chère madame, le traitement est désormais tout à fait au point ».
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Je vais me concentrer sur les éléments de la partie qui ont particulièrement attiré mon attention et de les commenter immédiatement. Je vous propose de les discuter après. Je le regrette parce que les inventions des joueurs étaient fameuses, mais je manque de temps en ce moment pour toutes les décrire.
J’ai respecté au maximum les règles, pour rendre le test utile à Christoph ; ma seule entorse aux règles est le fait que j’écris des noms sur la liste que je raye ensuite, plutôt que de tracer une case que je coche ensuite (je trouve que la solution des noms a beaucoup plus de couleur que l’autre, administrative).
Les joueurs étaient :
Mandoline qui jouait Lilou, petite fille dont l’attache était une peluche Hello Kitty
Maxime qui jouait Michael, petit garçon dont l’attache était Domino son cochon d’Inde
Maxime (et peut-être Mandoline, je ne sais plus) vient de l’association Les Aventuriers du Dragon Blanc qui m’a apporté son lot de joueurs enthousiastes ! Qu'ils soient remerciés de leur présence et de leur énergie, y compris pour la partie de Monostatos !
Frédéric qui jouait Christophe, petit garçon dont l’attache était son petit frère Benny
(Ce Frédéric là est un ami d’Olivier, pas notre Frédéric démiurgique)
Olivier qui jouait Romaric, petit garçon dont l’attache était son chat Chiffon. Olivier a développé tout au long de la partie un protagoniste dingue, regardant CNN en permanence, rejouant la guerre du Golfe avec ses play-mobils et tenant à jour des dossiers (avec échantillons de cheveux) sur tout son entourage. Olivier (Caïra) est bien connu comme auteur des Forges de la fiction, ouvrage de sociologie sur le jeu de rôle.
Si les choix des prénoms des deux derniers protagonistes vous étonnent, c’est qu’on a passé l’après-midi à parler de jdr indépendant. Forcément, ça influence ! :-)
Pour plus de clareté, les noms des joueurs seront en gras, les noms des protagonistes seront en italique.
La première scène où je me suis posé des questions sur les règles se déroule chez un des enfants (Christophe, je crois), l’institutrice Mme Grosnick ayant eu un malaise. Les grands parents les surveillent. La grand-mère est de très bonne humeur, dans une scène précédente elle a réussi à obtenir une dent de lait, tombée (naturellement) de Christophe. Le grand-père est d’une humeur massacrante au contraire. Pour pimenter la scène et lancer une agression, je raconte comment le grand-père s’énerve progressivement et envoie une gifle formidable à Romaric. Je propose à Olivier de faire un jet pour résister à cette agression (il possède alors un dé), mais il refuse : son protagoniste est obéissant à l’extrême et ne se dérobe pas à une punition, même s’il l’a méritée. Je suis un peu gêné au début, car je respecte scrupuleusement le fait qu’un outrage ne peut provenir que de la liste, mais on finit par se mettre d’accord sans difficulté sur le fait qu’Olivier rate automatiquement son jet de dé, que j’écris donc un nom sur la liste et que je suis « forcé » de rayer immédiatement le nom de son protagoniste. J’ai été ici un peu embêté qu’Olivier m’oblige ainsi à rayer un nom, mais c’était équilibré dans la mesure où il a raté volontairement son jet de dés.
Ca pose la question de ce qu’est un outrage : si un joueur accepte une agression sur son protagoniste, est-ce que l’outrage qui en découle en est vraiment un ?
J’aurais aussi pu résoudre le problème en racontant comment le grand-père est retenu par la grand-mère juste avant de donner la gifle, puisque c’est moi qui peut raconter l’issue de cette action. Je peux donc écrire le nom sans avoir à le rayer immédiatement. Mais c’est le genre de solutions qui viennent toujours après (Voltaire appelait ça l’esprit de l’escalier, parait-il).
La deuxième scène qui a été riche d’enseignements est la série de scènes menant au final.
Résumé : les enfants partent pour l'école en opération commando, opérée par Romaric, pour découvrir ce qui s’y passe. Mandoline devant partir, elle a fait mourir son protagoniste pour aider les autres à se débarrasser d’une institutrice qui les avait découverts. Ils ont pénétré dans le bureau du directeur et y ont découvert des livres occultes (les joueurs en ont tiré des d8 à gogo et j’en ai profité pour décrire des outrages assez plaisants, comme le fait qu’un ongle se transforme en dent lorsqu’un enfant pose son doigt sur le livre) et un frigo rempli de morceaux humains. J’ai ajouté ce dernier détail pour augmenter la difficulté de 1, Maxime ayant raconté précédemment une hallucination de son protagoniste où ce dernier voyait le directeur venir le chercher chez ses parents, avec un couteau de boucher ; d’ailleurs les joueurs et Maxime en particulier ont énormément fait avancer le scénario par leurs hallucinations, qui, toujours à la limite de la réalité, créaient des scènes prêtes à l’emploi sans que j’ai besoin d’en créer moi-même. Le cas extrême a été celui de Maxime racontant l’événement déclencheur dans un monologue d'hallucination, sans que je lui ai rien suggéré ! Impressionnante synergie !
Les garçons décident de faire brûler l’école, ils ont lu dans un des livres qu’il faut brûler les sorciers. Ils se rendent au local technique dans l’espoir d’y trouver des produits dangereux. Romaric a une hallucination : il se croit journaliste de CNN, commentant tout ce qu’il voit ; je communique comme si j’étais le présentateur du JT appelant un correspondant sur place, ce qui me permet aussi d’introduire de nouveaux éléments dans la fiction, comme le fait que Christophe a été happé à l’intérieur du local technique et que les autres ne parviennent pas ouvrir la porte (outrage). Christophe, à l’intérieur, sent de grandes dents, un palais et une langue humide. Frédéric réussit son jet de dés et raconte comment il parvient à faire vomir le local technique. Commentaire de Romaric sur la hausse brutale du baril de vomi, qui perturbe les cours boursiers.
Les protagonistes décident immédiatement de se rediriger vers la chaudière de l’école, dont ils ont obtenu la clé en tabassant le concierge dans une scène précédente. Ils ouvrent la porte et entendent des bruits à l’intérieur. Romaric s’y engage en premier et est attaqué par un enfant transformé en esclave des dents par le directeur. Olivier est obligé de sacrifier l’attache de son protagoniste, le chat Chiffon, pour éviter qu’un nom ne soit marqué (et ça commençait à friser les 5 noms).
Michael a une hallucination, il voit son hamster le rejoindre alors que ce n’est pas vrai ; je demande à Maxime de décrire quelque chose d’un peu plus ambitieux et/ou gênant pour son protagoniste : le hamster se change donc en une armée de hamsters, qui attaquent la chaudière et protègent Michael des jets de vapeur avec laquelle cette dernière l’agresse (là aussi l’hallucination frôle la réalité puisqu’on n’a pas établi comment Michael se défendait « réellement »). Christophe a alors une rencontre surnaturelle (Frédéric prend un d4) : la chaudière est liée aux enfers et un démon cornu en émerge, tentant de les attraper. Le démon sort de la chaudière et commence à se battre avec eux.
A ce moment-là de la partie, cinq « 1 » ont été obtenus sur des jets de dés. Pour vaincre définitivement la source, les joueurs vont donc devoir réussir cinq jets de dés pour l’emporter. D’un commun accord, les « 1 » obtenus à partir de là n’augmentent plus le nombre de réussites automatiques : non seulement ce serait désespérant pour les joueurs, mais en plus le nombre de dés que possèdent chacun est tellement grand que les « 1 » pleuvent.
Christophe lance donc une attaque qu’il rate contre le démon, il est obligé de sacrifier son attache, son petit frère (complaisamment présent !) pour pouvoir survivre. Je raconte comment le petit frère grandit puis vieillit à grande vitesse sous l’effet de la présence du démon. Je raye plusieurs noms pour infliger des outrages montrant que les protagonistes grandissent de manière accélérée (l’un d’entre eux se retrouve avec des bras de cinquantenaire par exemple) ou que leurs dents poussent au point de les empêcher de fermer la bouche. Maxime parvient dans la suite du combat à raconter deux succès : pour l’un c’est la marée de hamsters hallucinés qui attaquent le démon et Michael l’achève ensuite en l’étranglant avec sa ceinture sur laquelle ont poussé des dents. Il reste donc trois succès. Comme j’ai encore d’autres idées dans mon chapeau, je propose que le démon meurt effectivement et je fais entrer la suite.
Les portes de la salle polyvalente s’ouvrent et une foule d’adolescents magnifiques en sortent, les parents des protagonistes, laissant derrière eux des cadavres de vieillards aux dents arrachées. Le directeur, devenu un beau jeune homme de seize ans, tient en laisse Mme Grosnick, l’institutrice dont les dents se sont mises à pousser anarchiquement. Il la lâche sur les protagonistes, en particulier sur Christophe. Frédéric rate son jet de dés (cinquième nom sur la liste pour lui) et Christophe est labouré par les dents de l’institutrice. Maxime raconte comment Michael saute sur son dos et lui fait à nouveau le coup de la ceinture pleine de dents autour du coup (un succès supplémentaire). C’est une victoire à la Pyrrhus puisque Christophe commence à convulser et à se déformer : il est possédé par le démon sorti de la chaudière de toute à l’heure (c’est évidemment la mort du protagoniste).
Romaric est engagé dans un duel avec le directeur, qui invoque des tempêtes de dents pour le déchiqueter. Olivier raconte comment la fée des dents descend alors du ciel, dans un rayon de lumière rose-Disney et donne à Romaric l’arme qui permettra de défaire le directeur : une roulette de dentiste (Olivier prend un d4). Il s’avance vers le directeur et lui enfonce la roulette dans les dents au point de lui casser la colonne vertébrale (Olivier a réussi son jet de dés).
Reste la question du possédé (il ne manque qu’une réussite pour terminer la partie). Michael s’y est déjà cassé les dents (haha) plusieurs fois et ses bras commencent à ressembler à de longues canines, des dents lui poussent sur tous le corps. Au moment où le protagoniste atteint son cinquième nom sur la liste, Maxime préfère le sacrifier pour parvenir à ses fins : il raconte comment la tête de Michael se transforme en incisive géante et comment il défonce le crâne du possédé à coup de tête/dent.
Olivier raconte donc l’épilogue. Les parents repartent chez eux, terrifiés. Seul reste Romaric. Les bras déformés, dans un corps désormais étranger, il aimerait que tout ceci ne soit qu’un rêve, que ça ne soit jamais arrivé. Ce n’est pas le cas. Il rentre chez lui pour regarder CNN.
Différentes remarques sur cette scène finale
Les joueurs ont bien compris l’intérêt des règles et ont su les utiliser à leur avantage. Les différents monologues ont non seulement permis de faire avancer l’histoire et de renforcer de manière crédible la puissance des protagonistes, mais ils ont aussi permis de construire le délire partagé et cohérent, tout à fait en accord avec l’élément esthétique que je voulais pour cette situation mystérieuse. Les joueurs se sont bien amusés à utiliser les monologues, tout en corrompant ainsi leurs protagonistes.
En écrivant, je me rends compte que je n’ai pas fait attention à la règle selon laquelle un d4 ne peut être pris que si on a transgressé au par avant. Mais ça n’a pas été gênant, tous les protagonistes se sont donnés à fond. Quelle est la raison d’être de cette règle, d’ailleurs ? Est-ce qu’un protagoniste « pur » ou « rationnel » ne peut pas faire une rencontre surnaturelle qui lui ouvre enfin les yeux ?
Je me rends aussi compte que je n’ai pas fait commencer la partie avec une case dans chaque colonne de protagoniste sur la liste du sort, mais j’ai aussi commencé à en tracer dès le premier monologue, donc tout s’équilibre d’une certaine manière. Ca non plus n’a pas gêné la partie.
Pardon Christoph, mais je dois être un peu neuneu. Je n’ai toujours pas compris si on écrit un nom/trace une case lorsqu’un joueur donne un dé à un autre joueur, soit que le protagoniste du premier suggère un monologue à l’autre, soit que le protagoniste du premier soit mort et impose un monologue à l’autre. J’ai le sentiment que tu me l’as déjà dit, mais je n’arrive pas à retrouver où. Je ne suis pas sûr de bien interpréter les règles. Peux-tu éclairer ma lanterne ?
Très bonne partie de manière générale. Maxime a applaudi à la fin, je crois que j’aurais dû faire pareil. Une fois que les joueurs étaient à l’aise avec les règles, j’ai eu très peu à intervenir, c’est eux qui faisaient avancer l’histoire par leurs monologues, je ne faisais que représenter l’adversité. Ca a donné lieu à des moments formidables, mais difficiles à retranscrire. Cette utilisation fertile des règles, mais aussi le cabotinage des joueurs interprétant des enfants, ont permis d'obtenir cette partie extraordinaire !
Christoph, est-ce que tout ceci t’aide pour ton jeu ? J'invite aussi les participants de cette partie à s'exprimer et à donner leur point de vue.