Une Aube Sanglante.
27 avril 1440 Ere du Renouveau.
C’était un matin comme tant d’autres en Absalon. Une aube nouvelle se levait sur Valorn, le cœur d’Absalon. Une aube qui allait bouleverser bien des choses… Une aube qui allait révéler des ténèbres insoupçonnées… Mais ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.
Un vieil homme se promenait dans le Quartier de la Lumière. Sa démarche boitillante et chaloupée semblait des plus pittoresque alors qu’il se dirigeait vers l’Allée des Olys. Son visage chaleureux et espiègle accompagna les cabrioles qui vinrent taquiner les passants. Ces derniers, fort affairés de si bonne heure, accueillirent avec le sourire les fantaisies de leur étrange rencontre matinale, laissant la Flamme inonder leur être et emplir leur cœur. En d’autres contrées, on se serait gaussé d’un vieil homme à l’esprit perturbé ou tout du moins on l’aurait ignoré. Mais en Absalon, son statut était particulier… touché par la Flamme… et il s’en délectait.
Cahin-caha, le vieil homme parvint à destination. Il pénétra dans l’allée principale de ce grand jardin tenant lieu de rue. Entouré par les olys, ces grandes fleurs souples comme le roseau dont les fleurs mauves se balancent à deux mètres d’altitude et dont le parfum apaisant inondait les allées, le vieil homme soupira d’aise. Il s’assit sur un banc et resta pensif en observant un colibri voletant autour des olys.
Soudain, son attention fut détournée par un phénomène étrange. Un groupe d’oiseau prit son envol à la verticale. Alors qu’il atteignait son paroxysme, le groupe s’éparpilla et la figure joviale du vieil homme se rembrunit. Puis, après un temps, le groupe d’oiseau se reforma aussi soudainement qu’il s’était éparpillé. Il se dirigea vers l’est et le vieil homme se mit à rire de bon cœur. Il riait comme on rirait à une blague d’un vieil ami, une blague qu’eux seuls pouvaient comprendre. Il secoua la tête et, le sourire aux lèvres, se dirigea vers la porte de la Lumière.
Trédayn Arkensyr s’était levé tôt ce matin. La mort violente de son père et sa succession sur le trône d’Absalon pesait au jeune souverain. C’est ainsi qu’il lui arrivait par moment de voir la nostalgie étreindre sa Flamme.
La Tour Solaire dominait toute la cité et les alentours. Au dessus du Dôme des Justes, elle se dressait fièrement dans sa forme de flamme. Incrustée de mica, elle étincelait sous les rayons de l’aube et ce joyau protégeait ses occupants des regards indiscrets. Le sommet de la tour, plongée dans l’ombre, contrastait avec ses flancs.
Trédayn s’y était rendu avant l’aube comme à l’accoutumée depuis la mort de son père. Dès que l’empoignait cette nostalgie, il allait s’y retrouver et faire face à son passé afin de pouvoir affronter l’avenir. Au sommet il huma l’air matinal et en savoura les saveurs dictées par les caprices du vent. D’ici on pouvait capter toutes sortes d’odeurs. Les parfums émanant des jardins laissaient place aux embruns de l’océan alors qu’avec force commençait à souffler le vent. Les nombreuses forêts proches laissaient découvrir ici le parfum de l’humus lorsque les odeurs de la ville ne lui en volaient pas la primeur. Mais de cette haute tour, son royaume apparaissait sous ses yeux et, avec lui, la réalité de son devoir. Il pouvait ici se remémorer les discussions qu’il avait eu avec son père autrefois, du haut de cette même tour. Et alors que son cœur s’emplissait à nouveau de Flamme, sa nostalgie laissait place à une farouche détermination.
Trédayn était un jeune souverain, mais ceux qui le connaissaient bien présentaient en lui potentiellement l’un des plus grands monarques de l’Ere du Renouveau. Et à en croire les tensions qui s’accentuaient chaque jour, sa valeur risquait d’être mise à rude épreuve. Alors qu’à l’est, une ombre se dessinait…
Ses premières mesures avaient été d’asseoir son autorité en réaffirmant les anciennes alliances de son père. Le Gardien de la Flamme veillait bien sûr sur lui. Que cet être immortel montra sa désapprobation envers un prétendant au trône et le peuple se détournerait de lui. Mais ce n’était pas ses seuls appuis. Korak Stormheart, l’empereur de Kerahn, le plus vieil ami de son père s’était empressé de confirmer son soutien au fils de son ami. De plus, fait surprenant, une des Sages de la Mangrove d’Oflolyn s’était déplacée en personne à son couronnement pour renouveler l’Alliance. Peut être les sages d’Oflolyn voyaient ils plus précisément la menace qui se fait plus oppressante chaque jour mais le peuple d’Absalon vit en cette présence exceptionnelle l’expression du soutien d’Oflolyn pour Trédayn. D’un autre côté ces deux choses pouvaient s’avérer être les deux facettes d’un même plan. Mais le premier véritable coup de maître qu’employa Trédayn resta secret pour la plupart des gens. Un coup pourtant tout aussi important que ses autres alliances. Trédayn conclut une alliance avec la Salamandre, une organisation criminelle impressionnante. Aujourd’hui, avec le soutien de Trédayn, le développement de la Salamandre s’accélérait et cette dernière devint prospère. Mais la Salamandre maintint également un ordre en Absalon et servit d’œil et de main armée à Trédayn en dehors du pays.
Cependant, en ce matin de printemps, quelque chose n’allait pas et Trédayn ne parvint pas à retrouver sa tranquillité d’esprit au sommet de la Tour Solaire. Un sombre pressentiment obscurcissait son humeur. Il y avait dans l’air un goût métallique qu’il appréciait peu. Redescendant, il alla se restaurer avant de devoir présider les audiences du matin. Il alla voir la vieille Zalxia, responsable des cuisines depuis aussi longtemps que sa mémoire lui permettait de se souvenir. La vieille Zalxia l’avait vu grandir et avait toujours tendance à le considérer comme l’enfant qu’il était autrefois. Son repas fut simple et consistant mais ce n’était pas l’unique but de sa démarche. Entre différentes nations, la guerre de l’information passe par toute une panoplie d’armées de l’ombre. Mais Trédayn était toujours surpris de se rendre compte que dans ce palais, la responsable des cuisines en savait parfois plus que son service de renseignements. Il appris de la sorte que son impression était plus que partagée. De nombreux nobles présents à la cour semblaient nerveux et parfois grossiers ou méprisants. Une attitude qui ne seyait guère aux nobles d’Absalon où régnait chaleur et joie de vivre.
Intrigué, Trédayn remercia la vieille Zalxia et la taquina sur la propreté excessive de sa cuisine. Il quitta la cuisine en esquivant une casserole lancée plutôt habilement et se rendit au Dôme des Justes sous lequel se trouvait la salle d’audience.
Quelque chose n’allait vraiment pas. La tension qui régnait dans cette salle emplie de monde était presque palpable. Même ses conseillers étaient distants. Donarès, le prêtre du Gardien attaché au souverain, qui aujourd’hui ne disait mot ou Alshaïn, son homme de confiance et secrètement membre de la Salamandre, qui ne s’était même pas montré étaient de parfait exemples du trouble qui régnait dans le Dôme des Justes. La liste des gens ayant sollicité une audience publique lui révéla un indice sur la cause du trouble ambiant… ou du moins une partie de cette cause : Un envoyé du Gardien y était inscrit en troisième position. Un envoyé qui de plus s’était vu affublé du surnom de Corbeau, l’oiseau de mauvaise augure. Au fil du temps il avait fini par annoncer ce surnom et personne ne se souvenait du nom qu’il aurait pu avoir. Trédayn sentit son sang bouillir en lui. Il se demanda pourquoi l’intendant ne l’avait il pas prévenu plus tôt. Il avait été négligent et se demandait maintenant à quel point il payerait les pots cassés.
Au fur et à mesure qu’avançait le temps les pièces d’une machination apparaissaient devant ses yeux et il y assistait impuissant. Son cruel manque d’expérience lui riait au nez. Sa confiance et son audace venaient à présent de trouver leurs limites. Il jeta un œil autour de lui pour observer les nobles présents. Le dôme était empli de monde mais il y avait proportionnellement peu de nobles de la famille Arkensyr, sa propre famille. Il y avait encore moins de Félanyns qui l’auraient soutenu. En revanche la salle semblait regorger de nobles des familles Vérasyn et Markenbar. Le jeune souverain reconnu parmi eux certains de ses plus farouches opposants. Il avait vraiment été négligent. Sa popularité lui avait tourné la tête et il était allé de l’avant sans assurer correctement ses arrières.
Corbeau fut annoncé, il n’y avait à présent plus rien à faire pour stopper les rouages du destin. Cependant, il restait en alerte, prêt à sauver ce qui pouvait encore l’être. Il ferma les yeux afin de voir la tristesse de son père et sa déception. Pourtant, l’image qu’il reçut de lui était affectueuse, confiante et fière. Il n’en compris pas la raison mais il y avait sûrement encore de l’espoir. Le temps s’était dilaté à l’extrême lorsque Corbeau parcourut lentement le chemin menant au trône. Il sentit que la main de Donarès, posée sur le dossier du trône, se crispait de plus en plus. Des mouvements presque imperceptibles dans l’assistance étaient semblables à des mouvements de troupes lors d’une bataille. Les mâchoires du piège étaient en train de se refermer sur lui. Trédayn fit signe au capitaine de la garde royale et certains soldats se rapprochèrent du trône pour stopper la progression des nobles et de leurs gardes personnels. Corbeau s’exprima enfin. Ses paroles ne furent que quelques mots. Quelques paroles à l’effet dévastateur.
« Seigneur, le Gardien vous retire son appui »
A ce moment le Torque du Gardien et Yénidryl, la rapière royale, tombèrent à terre, inerte. La Flamme qui les animait disparut. Et leur Flamme qui soutenait le jeune souverain lui fut brutalement arrachée. Il resta un moment les yeux écarquillés et le souffle coupé, tant par ce vide et cette perte que par la nouvelle apportée par Corbeau. Donarès, sourit et se retira. Impossible de connaître la signification de ce sourire mais Trédayn refusait de croire à la trahison de Donarès qui été resté aux côtés de son père toute sa vie. La salle resta un temps sans réaction, sans un seul bruit comme vient le calme avant la tempête… Et le monde sombra dans le chaos.
La salle fut soudainement divisée en deux types de personnes, ceux qui, éberlués, ne savaient vraiment comment réagir et ceux qui savaient parfaitement ce qu’ils avaient à faire. Malheureusement pour Trédayn, les premiers étaient majoritairement ses partisans, au contraire des seconds. Et les mailles du filet furent sur le point de se refermer sur lui pour mettre un terme au règne de la famille Arkensyr.
Les lames furent tirées hors de leur fourreau et dans la confusion la plus totale se dirigèrent vers leur cible. Les rares à s’interposer furent écartés. Les lames se dirigeaient implacablement vers son cœur afin de sceller son destin. Trédayn tira sa dague, Saryst, encore emplie de Flamme et liée à son sang. Son maniement était aisé et sa Flamme permettait des mouvements vifs et précis. Il scruta les alentours et ne vit aucune façon d’échapper à la multitude de ses assaillants. Cependant, il ne rendrait pas les armes sans combattre. Son sang rugit dans ses veines et sa détermination commença à se muer en rage. Sa Flamme le parcourut afin d’embraser son être. Il ne serait pas le seul à verser son sang aujourd’hui.
Alors que le cercle se refermait, il prit appui sur le trône pour se propulser sur un adversaire sur son flanc gauche. Le trône se renversa sur quelques gardes estampillés au blason des Markenbars qui s’étaient un peu trop vivement jetés sur Trédayn. Ce dernier, agile comme le vent entre les roseaux, se retourna en l’air afin d’éviter la lame plongeant vers lui. Il agrippa son adversaire pour atterrir derrière lui et lui enfonça son poignard dans la gorge, entre les mâchoires, pour atteindre le cerveau. L’afflux de Flamme exacerbait ses sens et amplifiait la rapidité et la force de ses mouvements.
Mais déjà arrivaient d’autres adversaires, toujours plus nombreux. Il ne tiendrait pas longtemps contre de tels ennemis. Il utilisa un pilier pour se protéger d’un premier coup et un assaillant pour parer le second avant d’éventrer un autre adversaire. Il dévia une lame pour passer sur le flanc d’un ennemi, afin de l’interposer entre lui et d’autres assaillants, avant plonger Saryst entre ses côtes tandis que sa lame avait changé de sens entre ses doigts. Projetant l’homme blessé sur les adversaires qui affluaient vers lui, il dévia une lame sur sa gauche d’un grand mouvement circulaire du bras en se tournant légèrement sur lui même afin d’avoir son adversaire sur sa droite. Ce mouvement ramenant la lame adverse vers le bas, Trédayn releva brusquement le bras, redressa ses genoux et la lame trouva à nouveau la gorge. Celui qui lui faisait face à présent n’était pas un combattant aguerri car il avait tiré une épée longue hors de son fourreau. Néanmoins, il était venu pour le tuer et Trédayn devait sauver sa peau. Vif comme le vent, Trédayn, d’un bond, fut collé à son adversaire, le rendant ainsi inoffensif et lui ôta prestement la vie. Pourtant, malgré le sang déjà versé, toujours plus d’adversaires venaient lui faire face, l’encerclaient et sa marge de manœuvre devenait de plus en plus étroite. Impossible de se battre dans si peu d’espace. Cinq autres gardes tentèrent ensemble de se jeter sur le souverain avant de s’écrouler, terrassés d’un carreau dans la poitrine. La scène resta figée durant un court laps de temps. Mais brusquement Trédayn se sentit être brusquement maintenu et il fut projeté dans les airs. Des tireurs embusqués sur les arches de pierre. Trédayn regarda avec stupéfaction l’homme qui le maintenait sur cette arche.
« - Al… Alshaïn ?
- La Salamandre toujours veille, jeune souverain.
- Tu savais ?
- Pas le temps, suivez-moi ! »
Quelques flèches volèrent en direction de Trédayn mais bien peu d’entre elles les frôlèrent. Des cris retentissaient en contrebas. La plupart des gens avaient commencés à réagir. Certains prenaient la fuite, d’autres avaient commencé à défendre leur roi, d’autres encore s’étaient retournés contre lui. Il semblait que l’assassinat avait miraculeusement échoué, mais le coup d’état restait encore à réaliser. Beaucoup de sang allait être versé au pied du trône. Un bon nombre d’hommes tentaient encore de l’abattre et de le poursuivre mais il était maintenant clair que c’était avant tout le trône qu’ils souhaitaient prendre. Trédayn, comme toute la cour, avait entendu les paroles de Corbeau. En soi, elles n’opposaient pas le Gardien à Trédayn. Mais pour beaucoup de gens, cela signifiait que les Arkensyrs avaient perdu leur légitimité sur le trône d’Absalon. Les félons ne manqueraient pas, il en était certain, de propager cette deuxième version.
Alshaïn le conduisit en dehors du Dôme des Justes. Il envoya deux de ses hommes égarer leurs poursuivant et poursuivit sa route. Trédayn était traîné derrière lui. La rage s’en était allée, la Flamme avait refluée et seule la force qui bouillait en lui permettait au roi déchu de tenir encore debout. Au cours des derniers mois, Alshaïn et quelques membres de la Salamandre avaient émis le souhait de « visiter » le palais. Maintenant, Trédayn en voyait tout le fondement. Alshaïn le conduisit au travers de passages que nuls aujourd’hui ne connaissaient, des passages anciens. Lorsque cinq hommes sortirent du palais, ils n’étaient plus au dessus du sol mais dans les canaux souterrains, le territoire de la Salamandre. Ils parcoururent plus de trois centaines de mètres dans les galeries avant qu’il fût permis à Trédayn de reprendre son souffle. Il s’affala contre la pierre humide, rejeta la tête en arrière et versa quelques larmes. Les hommes de mains écoutaient les bruits des galeries d’un air nerveux. Alshaïn fixait Trédayn d’un air compatissant. Ce dernier regarda Alshaïn dans les yeux avec un sourire cynique et lui dit en respirant bruyamment.
« - Aujourd’hui j’ai failli à mon devoir, j’ai trahi les miens et manqué à ma parole envers la Salamandre. Cela fait beaucoup pour une seule demi-journée, non ?
- Cessez de vous tourmenter ! Cela devait être, à n’en point douter. Vous ne pouviez l’éviter. Aujourd’hui vous devez vivre afin de vous battre demain. Pour votre peuple.
- Sûrement… Je suis trop las maintenant pour argumenter avec vous… Et je suis sur votre territoire qui plus est.
- Et quant à votre parole envers la Salamandre… eh bien… Nous vous forcerons à la respecter… Par tous les moyens… Un jour ou l’autre. »
Cette feinte menace, prononcée par un Alshaïn souriant, apportait l’espoir et Trédayn sentit un peu d’énergie lui revenir avec cette lueur d’espoir. Alshaïn tendit la main et agrippa celle de Trédayn afin de l’aider à se relever.
« - Tu penses qu’ils essayeront de nous poursuivre ici.
- Ils essayeront… Ils essayeront où que vous soyez… Mais nous sommes sur le territoire de la Salamandre, je leur souhaite bien du plaisir. Néanmoins nous devront vous faire quitter la ville rapidement et vous devrez vous fondre dans la nature. D’après ce que je sais de vous, ça ne sera qu’un retour aux sources insouciantes de votre jeunesse, bien que l’enjeu soit votre vie cette fois. Partons à présent… »
Ils repartirent en silence au travers des canaux humides. Ils croisaient également des galeries qui ne furent pas creusées afin d’évacuer les eaux usées ou les eaux de pluies, des galeries creusées par la Salamandre en un réseau inextricable qui formait aujourd’hui son domaine incontesté. Ils achevèrent leur expédition souterraine dans un « bastion » de la Salamandre et Alshaïn laissa Trédayn aux bons soins de ses trois acolytes avant de disparaître dans l’obscurité. Exténué par les rudes événements de la matinée, le roi déchu sombra dans le sommeil.