Je vais essayer pour une fois de faire un rapport de partie court, pour se concentrer sur la question qui m'intéresse le plus. J'aimerais revenir de mes anciennes habitudes et montrer qu'il est possible de bénéficier de silentdrift avec des rapports de partie relativement brefs.
Pour résumer le jeu, on y joue des courtisans elfes à la Cour de l'Impératrice Argent, dont l'Empire est au sommet de sa gloire, en paix et prospère. Les courtisans peuvent donc se consacrer à l'excellence artistique, peuvent profiter de la vie et surtout s'occuper d'amour et d'érotisme. Le jeu tourne donc entièrement des relations entre les personnages, sublimées par le fait qu'il s'agit 1. d'elfes 2. d'aristocrates. J'ai de très bonnes raisons de faire appel à des elfes mais je ne les développerai pas ici.
Je développerai les règles dans la scène que je vais décrire.
Scène
Nous avons testé le jeu à l'improviste vendredi soir avec Daniel, Guillaume (Nocker) et Fabien (Chams).
La scène qui m'intéresse s'est déroulé entre le personnage de Daniel, Emeraude et un personnage que je jouais en tant que meneur de jeu, Ebène.
Daniel a créé Emeraude comme un salaud manipulateur et jouisseur. Sa beauté vient de ce qu'il sait devancer les désirs des autres. Il est à la Cour parce qu'il est Duc des Marches Orientales.
Ebène est également un membre de la Cour, une exploratrice à la sensualité ronde.
Ebène est amoureuse d'Emeraude qui ne lui retourne pas son amour.
Je mets en place la scène: juste après la cérémonie de présentation des personnages des joueurs à l'Impératrice et l'Empereur. Emeraude a offert une fleur exceptionnelle, qui ne fleurit qu'une fois par siècle, à l'instant où il l'a offerte à l'Impératrice.
Alors qu'Emeraude est en train de se pavaner à proximité de son cadeau, Ebène s'approche de lui et entame la conversation: "Pour certains poètes, les sentiments sont comme les fleurs et périssent le soir venu. Je crois au contraire que les passions véritables sont aussi solides que ces chênes." dit-elle en désignant les chênes qui soutiennent le plafond de la salle.
Daniel et moi sommes d'accord pour dire que cette première phrase permet tout de suite de déclencher la "sollicitation" c'est-à-dire le conflit entre les deux personnages.
Je fixe l'enjeu: Ebène veut obtenir un compliment sincère de la part d'Emeraude. L'enjeu doit obéir à deux contraintes: à ce stade il ne peut qu'être anodin et il doit poser un véritable problème à l'autre: c'est le cas parce qu'Emeraude, en tant que courtisan manipulateur, fait beaucoup de compliments, mais un compliment sincère l'obligerait à se dévoiler.
On prend chacun trois dés. La technique de résolution est simple: chaque fois que son personnage dit ou fait quelque chose faisant clairement avancer sa cause, le participant lance un dé et et ajoute son résultat à ceux qu'il a déjà lancé. Celui qui a la valeur la plus basse peut soit abandonner, soit lancer des dés supplémentaires. Un participant peut obtenir des dés supplémentaires si son personnage réalise certaines actions ; je ne détaille pas tout (il y a un système de dette affective) mais je préciserai dans la sollicitation quand ces actions interviennent.
Donc (je raconte comme ça me revient, Daniel ne m'en voudra pas des imprécisions):
Emeraude commence par faire un compliment (convenu) à Ebène sur ses yeux pour se débarrasser d'elle.
Ebène réplique en lui disant que même si elle tient à lui, elle ne se laissera pas abuser par ses manières de courtisans.
Emeraude continue de jouer avec elle.
Ebène le repousse avec une certaine énergie et ses yeux se mouillent (elle montre une émotion sincère, je peux donc lancer un dé supplémentaire avec des conséquences à plus long terme).
Emeraude s'approche d'elle et lui prend le visage entre les mains pour essuyer ses larmes avec les pouces (il la touche, Daniel peut donc lancer deux dés supplémentaires).
Ebène se blottit alors dans ses bras dans un élan de passion et il sent son coeur battre contre lui, elle lui demande s'il n'éprouve pas la même chose qu'elle (Ebène avoue son amour à Emeraude, je peux donc lancer trois dés).
Emeraude, tout en la gardant dans ses bras, les conduisent dans une alcôve où il l'embrasse passionément (il exprime son désir sexuel sincère pour elle, Daniel lance trois dés)
Ebène finit par se dégager de ses bras et à nouveau lui répète qu'elle ne tombera pas dans son piège à nouveau et s'éloigne.
A ce moment, Daniel et moi sommes au coude à coude, il joue un dernier dé qui lui permet de l'emporter. Emeraude manque de craquer pour Ebène et lui révéler ses vrais sentiments, mais il finit par rire (je crois) et elle sort de l'alcôve en furie.
Je me suis beaucoup amusé à jouer le raffinement d'Ebène et la sophistication de la manière d'exprimer ses sentiments. De même, Daniel a eu visiblement beaucoup de plaisir à jouer Emeraude. Guillaume et Fabien (Chams) qui assistaient à la scène sans la jouer étaient très pris par les enjeux et ne se privaient pas de commenter !
Analyse
Ok, je sais qu'il y a plusieurs problèmes qui émergent dans cette scène, malgré le plaisir qu'on y a tous pris. Je ne veux pas aborder les questions d'"équilibrage" du jeu, qui sont sans doute les plus triviales et qui se résoudront naturellement à force de jouer.
En revanche, j'aimerais me concentrer sur deux questions.
Le premier point est celui de la définition de l'enjeu. Ici c'est un peu étrange, finalement: Ebène voulait un geste sincère de la part d'Emeraude, mais elle ne voulait rien de précis en fait (pas nécessairement un compliment). Dans d'autres scènes on a aussi vu que l'enjeu pouvait évoluer beaucoup durant la sollicitation (y compris ici en fait). En même temps, les personnages ont parfois un but bien précis en tête. Dernière contrainte, il faut que l'enjeu puisse permettre à la relation de changer. Il faudrait arriver à formuler l'enjeu au début de la sollicitation qui soit suffisamment large pour pouvoir évoluer, tout en restant suffisamment clair pour structurer la sollicitation (et qu'on sache pourquoi on se bat). Faut-il que je laisse cela à l'intelligence des participants en précisant bien comment les enjeux doivent être déterminés ?
Le deuxième point est celui du côté « manipulatoire » des échanges. D'accord, on est dans une cour, les personnages sont des experts de la diplomatie et des sourires factices. Néanmoins, je cherche à ce que mon jeu parle d'amour, d'affection et d'érotisme, pas (fondamentalement) de manipulation.
C'est lié aussi au fait que la résistance asymétrique principale ici est la négociation/chantage. Ce n'est pas une mauvaise chose dans l'absolu (Les Cordes Sensibles et Dogs in the Vineyards l'utilisent beaucoup avec efficacité), mais combinée ici avec la notion de courtisan, elle induit fortement cet aspect manipulatoire des échanges.
Il faudrait donc trouver des moyens pour atténuer cette manière de faire. Je vois plusieurs pistes de recherche.
- Favoriser les techniques qui pousse à d'autres résistances asymétriques comme la séduction (à la manière de Breaking the Ice ou Bliss Stage) ou la sympathie/antipathie (comme dans Bliss Stage aussi). En m'appuyant sur une idée de mes joueurs de vendredi soir, je pourrais mettre en place une technique pour représenter le regard et la pression de la Cour tout autour des personnages et/ou le jugement des joueurs (comme dans Les Cordes Sensibles). Ainsi, les participants sont invités à justifier les actions de leurs personnages et ne pas en faire des monstres froids.
- Travailler le concept de sincérité. J'ai choisi cette scène parce que justement Daniel a voulu faire de son personnage un salaud. Ce qui est intéressant, c'est que l'enjeu portait sur l'expression de sa sincérité, c'est-à-dire à briser cette image. Je ne sais pas comment utiliser pleinement ce concept de sincérité, mais je pense qu'il permet d'humaniser les personnages.
- Dans le prolongement du point précédent, il y a une idée dont on discute beaucoup avec Fred depuis un moment et qu'on a baptisé « l'alternative de Sylvie », du nom d'une amie qui faisait remarquer qu'il peut être particulièrement intéressant de résoudre des conflits sociaux par d'autres mécaniques que les habituelles mécaniques de confrontation, en particulier quand on veut mettre ces relations en avant. Par exemple, dans Bliss Stage, un joueur peut virtuellement faire ce qu'il veut avec son personnage et celui d'un autre joueur; néanmoins, cet autre joueur est susceptible alors de dégrader la relation ce qui a des conséquences importantes pour la suite sur le premier personnage. Le joueur du premier personnage est alors incité à ne pas faire n'importe quoi et à justifier les actes de son personnage. C'est de la résistance asymétrique de sympathie/antipathie (peut-être de séduction, à voir). Si vous connaissez d'autres moyens de résoudre les conflits sociaux ainsi, je suis preneur.
Tout autre question ou remarque sur le jeu est la bienvenue !