par Frédéric » 22 Fév 2013, 23:36
Je ne connais pas très bien Sombre, je n'ai lu qu'une version light il y a quelques années.
Mais en réalité, la hiérarchie MJ/Règles n'est qu'une conséquence de la centralisation ou du partage de l'autorité. L'inverse n'est pas vrai : un jeu qui dit qu'il faut respecter ses règles à la lettre, s'il donne toute l'autorité au MJ, c'est un jeu tradi. Dans le jeux tradi, c'est acceptable de laisser le MJ choisir les règles qu'il va vraiment utiliser et de le laisser préparer les scénarios qu'il veut comme il veut (même s'ils sont pourris). Mais ce n'est pas cohérent dans un JDR à partage d'autorité. Un jeu qui est très laxiste sur l'utilisation des règles et sur le fait de cadrer le rôle du MJ, s'il partage l'autorité entre les participants, c'est un jeu à partage d'autorité.
De plus, cette relation est pour moi ce qu'il faudrait idéalement faire (et beaucoup prennent des libertés avec ça comme Lacuna qui n'est pas très clair sur le rôle donné au MJ) et non une loi de la nature inviolable.
Donc, un JDR qui concentre l'autorité sur le MJ, même si ses règles sont très bien ficelées à la virgule près, n'empêchera jamais le MJ de se sentir au dessus des règles ni même de faire sa tambouille (comme un certain nombre de MJ qui jouent à Sens en ajoutant des dés, en supprimant les éléments de contexte qui ne leur conviennent pas, alors que Romaric ne l'a pas écrit pour ça et que dans l'idéal, il préfèrerait nettement que les MJ de Sens y jouent by the book...)
D'une autre côté, pour que l'autorité soit répartie de manière fonctionnelle, il est difficile de le faire correctement sans bâtir un tout un système de règles, à cause des interactions entre les espaces de créativité, la préparation de partie et l'autorité de chacun. Je n'ai jamais joué à On Mighty Thews non plus, donc j'aurais du mal à dire ce qu'il en est pour ce jeu.
Je vais prendre deux exemples : Dogs in the Vineyard a un MJ qui prépare des villages avant chaque partie. Mais il est structuré de manière très précise et cadre le rôle du MJ avec une méthode de préparation de villages qui ne lui permet pas, par exemple, de placer un donjon en plein milieu de la partie, ni de prévoir comment doivent se finir les parties. Il comporte également des règles concernant la façon de mener qui consistent à suivre les joueurs sans rien leur interdire et sans rien leur imposer sans lancer les dés.
Dogs in the vineyard est un jeu qui partage l'autorité. Vincent Baker dit qu'il ne peut pas empêcher les MJ de modifier son jeu (il ne peut pas contraindre un MJ à utiliser les Techniques écrites dans son bouquin), mais clairement, son jeu a été écrit de manière à créer une synergie autour du partage d'autorité (par exemple, les joueurs ont leur mot à dire quand quelque chose manque de crédibilité, c'est pas au MJ de gérer ça seul de manière autocratique, le MJ pose des questions aux joueurs sur la situation et sur ce qu'ils veulent faire pour la suite...) et du partage de narration (par exemple, c'est au joueur de raconter l'issue d'un conflit quand il le gagne, quand un joueur accède à un lieu, il n'a pas besoin de demander au MJ "est-ce qu'il y a un chandelier dans cette pièce ?" s'il en veut un, il existe) qui a demandé beaucoup de travail sur plusieurs années et qui est difficile d'obtenir par soi-même (tout le monde n'a pas le génie de Vincent Baker ni le même temps que lui à consacrer à la cohérence du système de règles d'un jeu). Modifier la moindre règle tend à nuire au fonctionnement du jeu et à la qualité des parties.
Si un MJ prend ce jeu et décide de s'approprier toute l'autorité simplement parce qu'il préfère. Premièrement, il risque de se sentir étouffé par toutes ces règles qui lui disent comment faire son boulot de MJ, alors qu'il le fait très bien habituellement (on entend beaucoup de MJ dire ça de ce jeu et des autres JDR forgéens qui font pareil). Donc il va modifier les mécaniques du jeu en empêchant les joueurs de raconter l'issue des conflits. S'il décide de modifier la préparation de partie pour écrire des scénarios comme il en a l'habitude, il y a de fortes chances pour qu'il ne laisse plus les joueurs conduire l'histoire. Les mécaniques de résolution basées sur le fait que chaque choix d'un joueur va créer des conséquences qui seront le moteur de l'histoire, seront caduques si le MJ a écrit un scénario dans lequel il prévoit la trame de l'histoire à l'avance...
Prenons un autre jeu : L'Appel de Cthulhu. Dans l'Appel de Cthulhu 5e édition, il y a 4 scénarios prêts à l'emploi, mais aucune explication de ce qu'est un scénario adapté au jeu, ce qui fait que le jeu considère d'office que le MJ décide et fait comme il veut. S'il veut faire un donjon, il fait un donjon. S'il veut faire de l'enquête, qu'il fasse de l'enquête. Les mécaniques de résolution sont assez succinctes et simples pour que le MJ, en racontant l'issue des jets de dés, puisse garder un contrôle sur l'évolution de l'histoire et donc préserver le déroulement de son scénario. Il existe des suppléments pour l'AdC qui proposent de jouer des histoires d'épouvante classiques sans la moindre référence au Mythe et au folklore Lovecraftien. Ce n'est donc pas un problème d'utiliser le jeu pour autre chose que ce pour quoi il est prévu.
De plus, toutes les règles laissent le MJ délibérer. Ce qui n'est pas du tout le cas d'un jeu comme Dogs.
Si un groupe de joueurs (avec un MJ) souhaitent se partager l'autorité dans l'AdC, ils vont devoir imaginer des Techniques qui n'existent pas dans le jeu. Mais il ne suffit pas de dire "maintenant tu peux décrire le décor" pour obtenir un jeu à partage d'autorité fonctionnel. Il va falloir définir un certain nombre de règles et de Techniques très différentes de celles déjà présentes dans le jeu, afin de cadrer et dynamiser la créativité des participants et répartir l'autorité convenablement. En fait, ce que font ces joueurs et ce MJ, c'est qu'ils créent un tout nouveau jeu.
Certains jeux à autorité partagée laissent des zones de flou ou ne cadrent pas bien le partage de narration. Ok, ce sont de mauvais jeux, des jeux qui peuvent se permettre quelques trous dans le texte à cause de leur simplicité ou de leur ressemblance avec un autre jeu... ou des jeux qui n'atteignent pas leurs objectifs. Ça arrive. Je ne dis pas que tous les jeux à partage de narration sont réussis. Parfois aussi, si on écrit un jeu pour un public qui a l'habitude du partage d'autorité, on peut se dire que les joueurs et le MJ sauront compenser les trous dans le texte, ce qui est possible dans certains cas.
Où je veux en venir : je pense qu'il y a une frontière nette entre ces deux formes de jeux : soit le MJ a l'autorité sur tout (et il en fait ce qu'il veut, respecter les règles du bouquin à 100% ou en faire des confettis) soit l'autorité est répartie et le MJ n'est plus le maître à bord et pour que ça fonctionne bien, il faut un ensemble de règles pour gérer l'imbrication de l'autorité et de la créativité de chaque participant. Et ces ensembles de règles, pour fonctionner, ont besoin d'être précis (on joue avec la créativité des joueurs, pas seulement avec des stats) et la moindre modification de ce type de règles, comme pour Dogs, risque de tout foutre en l'air.
Exemple : Règle : joueur, quand tu dépenses un point de Destin, tu peux décrire ce que tu veux dans le monde.
Pendant la partie, le joueur : je dépense un point de Destin et le Mordor est en fait un grand lac.
MJ : euh, attends, si tu dis ça, mon prochain scénar tombe à l'eau (c'est le cas de le dire)...
Voilà typiquement les problèmes que l'on rencontre dès qu'on ajoute arbitrairement du partage de narration dans un jeu qui n'est pas fait pour.
Pour moi, jusqu'à preuve du contraire, tenter de mélanger les deux, c'est aberrant d'un point de vue définitionnel. Et c'est la cause de beaucoup de problèmes rencontrés pendant les parties.
- Mais attention, c'est légitime pour un auteur qui écrit un jeu traditionnel d'estimer que ça vaut mieux d'utiliser ses règles tel qu'il les a écrites, mais cela n'empêchera pas les MJ de faire comme il leur plaît.
- D'un autre côté, pour un jeu à partage d'autorité, sauf si le jeu bug, tenter pour un MJ de le transformer à sa sauce en jeu tradi est long et périlleux, contreproductif et généralement pour un résultat moins bon. Autant créer un nouveau jeu de toutes pièces.
- Transformer un jeu tradi en jeu à partage d'autorité : une perte de temps, autant commencer de suite à créer son propre jeu à partage d'autorité, même s'il est inspiré d'un jeu tradi (j'ai passé 5 à 6 ans à faire ça avec Démiurges qui était un jeu tradi que j'ai transformé pas à pas en un jeu à partage d'autorité, c'était un enfer, je déconseille cet exercice à tout le monde).
Edit : la conclusion m'est venue après, la voici : pour moi il s'agit de deux approches du JDR qui sont comme l'eau et l'huile. Et j'ai cherché à définir les méthodes qui me semblaient les plus adaptées pour que ces approches fonctionnement au mieux. Cependant, les méthodes ne définissent pas les approches, elles ne font que les faciliter.