A travers les considérations et exemples sur des choix s’appuyant sur la personnalité du personnage, sur la morale, ou sur le style du jeu, nous mettons en exergue ce que j’ai tenté de nommer des « valeurs ».
Maintenant je pense que là où Antoine devrait réviser, relativiser, son discours initial c’est sur la notion centrale de choix.
On l’a vu, le choix est philosophiquement lié à la notion de liberté, qui n’est qu’une vision du rapport aux déterminismes.
On a également vu que ce qui crée le jeu c’est la règle.
La « notion centrale de choix » que tu souhaites devrait être remplacée par une notion de diversité de déterminismes possibles.
Je pense que tu n’arrives pas à saisir à quel point les règles peuvent être tellement lâches qu’elles créent ce que tu appelles un "univers".
Si je dit « On vas dessiner une chose à tours de rôle et la faire deviner ensuite aux autres » j’invente une règle, un jeu, et je crée combien de possibilités ?
Si un enfant me dit « raconte moi une histoire de cow-boys » il crée combien de possibilités ?
Où se situe l’infini que tu cites ?
Tous les jeux basés sur une part de créativité dans la représentation sont potentiellement infinis.
Les JDR sont des "jeux fictionnels".
Fort à propos, il est temps pour nous de faire un petit détour vers cet aspect fictionnel.
Jean-Marie Schaeffer (philosophe et chercheur au CNRS en critique littéraire) développe dans « Pourquoi la fiction ? » (Éditions Seuil) que la fiction possède des origines ludiques.
D’après lui, la fiction est « Une feintise ludique partagée ».
Le besoin de représenter, d’animer et de mettre en scène des histoires provient du jeu.
Le jeu, phénomène propre à de nombreux mammifères, est toujours « faire semblant », « faire comme si », « on aurait dit que » et fini chez l’homme dans le « il était une fois ».
C’est le Mimicry, cité par le sociologue Caillois dans sa classification des jeux.
Les JDR sont un retour aux sources.
Ils sont la forme adulte du jeu fictionnel infantile, anthropologiquement universel.
Les enfants mettent en scène les mythes du monde pour les explorer et les animer.
Le guerrier, le chasseur, la maman, le super-héro, etc.
Viennent ensuite et plus tard, le théâtre, l’épopée, le roman, le cinéma, etc.
(Pour un exemple d’exploration des rapports entre cinéma et jeu, visitez ce site : http://cri.histart.umontreal.ca/Ludicine/index.htm )
Les JDR ne sont donc que l’union retrouvée d’une très ancienne dichotomie entre jeux et fictions. Leur force principale viendrait de l’évidence profondément ancrée en nous de ce retour aux sources.
(J’avancerais pour ma part que la notion de « représentation du monde » de la fiction est inséparable de la notion de mythe et donc de croyance et par conséquence de religion, mais j’évite de m’aventurer trop loin sur ce terrain de crainte de heurter certaines sensibilités.
Pour moi les JDR sont l’union de trois principes : Jeu, mythe et fiction.
Pour ce qui est du mythe, j’aurais peut être l’occasion d’y revenir plus tard à travers une autre lecture possible, plus sociologique, de la question du « choix ».)
L’histoire des JDR : le « wargame » qui devient « roleplaying » c’est le mouvement naturel du jeu qui engendre la fiction. C’est aussi un retour en arrière pour les formes élaborées du jeu, vers les libertés de la narration.
Les JDR sont LE grand retour des jeux fictionnels.
(Leur diffusion en tant que loisir de masse ne pourra malheureusement que passer par la production industrielle, et c’est en passe de devenir le cas avec les MMORPG, qui s’affranchiront de plus en plus à l’avenir des différents déterminismes qui les structurent pour l’instant (Quêtes, niveaux, grinding, farming, amélioration de l’équipement, etc.), pour se diriger vers une multiplication des valeurs (mondes évolutifs, background personnel, titres et loyautés, roleplay, etc.), à l’instar des JDR, au lieu d’une surenchère perpétuelles des valeurs numériques initiales.)
Dès lors, la liberté de choix dont il est question doit également se relativiser par rapport à la notion de fiction.
Très simplement, on passe de la considération d’un groupe de valeur unique (jeu) à une mise en relief par la considération d’un deuxième groupe de valeurs (fiction).
La fiction (qui est toujours une forme de jeu) propose un ensemble de valeurs qui diffère des jeux traditionnels.
Ses objectifs tendent plus vers l’exploration du possible, la suspension de l’incrédulité et la mise en scène du symbolique (ou du mythique).
Alors que le jeu est effectivement plutôt cantonné à l’optimisation des chances, la réussite, la victoire, ou la perpétuation de son pouvoir.
Le premier choix serait donc celui qui est à chaque instant fait entre ces deux « méta-valeurs » que son le jeu et la fiction.
Chaque participant, chaque partie, oscille discrètement et automatiquement entre les deux groupes de valeurs.
Cette fameuse « spécificité du choix » pourrait donc se résumer par le fait que les JDR sont la seule activité à proposer une "alternative actualisable" aussi profonde et aussi fluide entre jeu et fiction.
On passe donc des déterminismes ludiques aux déterminismes fictionnels.
Encore une fois la liberté de choix n’existe pas dans un « absolu flou et vague » ou une illusoire absence de contraintes.
Il n’est possible de parler du choix qu’à travers les possibilités de choix.
Ces possibilités sont toutes des déterminismes, des valeurs, des règles.
Au sein des JDR on observe une juxtaposition de deux principaux groupes de valeurs : jeu et fiction.
On a donc encore bien plus de règles ; des déterminismes plus nombreux.
Et donc plus de liberté.
(Ce n’est pas un paradoxe pour celui qui a parcouru le chemin philosophique, totalement logique, du problème.)
Plus nombreux sont les déterminismes, plus on a de choix.
(Par contre on peut alors hésiter plus longtemps, le doute est un inhibiteur de l’action, mais c’est un autre débat.)
Mais encore une fois, je persiste et signe, c’est un choix entre différents déterminismes.
Ces déterminismes doivent donc être cités s’ils possèdent une valeur forte.
Il n’est pas possible de parler de liberté de choix dans l’absolu sans se perdre dans un approximatif médiocre.
(Ou alors on se cantonne à la liberté comme simple sentiment, sans analyser plus loin.)
D'où l'importance du fait d’insister sur la fiction comme méta-valeur essentielle.
(Antoine cite également les règles de bienséance et de civilité dans son article.
C’est bien trop général sous cette forme, mais c’est une autre piste intéressante à plus d’un titre.)